Le Codex Calixtinus

 

Au cœur de la floraison des témoins musicaux du XIIe siècle, hérités des écoles de Saint-Martial de Limoges, de Moissac, de Fleury, de Saint-Victor et de Notre-Dame de Paris, un chaînon manque, aiguillonnant la curiosité des chercheurs : le Liber Sancti Jacobi de Saint-Jacques-de-Compostelle, dit le codex Calixtinus.

Mon attention a été attirée des 1977 sur ce manuscrit -archétype de tout ce que l’on peut croire et pratiquer au sujet de l’apôtre- par les Dossiers de l’Archéologie. En 1984, pour préparer l’année européenne de la musique 1985, il fut suggéré de parcourir les routes de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je cherchai donc le programme musical qui justifie un tel chemin. C’est ainsi que je découvris que le codex Calixtinus, conservé par le chapitre de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle, était mal connu en France.

Ce manuscrit est une sorte d’anthologie de ce que la culture du XIIe siècle connaissait de plus raffiné dans les domaines de la théologie (les plus beaux sermons prononcés à l’occasion des fêtes de saint Jacques), de la liturgie (les rituels), de la musique (les pièces à deux voix attribuées aux meilleurs grands chantres, pour la plupart de France, depuis le XIe siècle) et de la littérature(Chanson de geste du pseudo Turpin et le Guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle). Ce guide est une description par un certain Aimery Picaud, auteur de plusieurs hymnes à saint Jacques, des chemins français, des endroits où s’arrêter, des merveilles à admirer, des pièges à éviter pour les pèlerins se rendant à Saint-Jacques-de-Compostelle.

Le Codex Calixtinus est une copie parmi d’autres d’un texte original probablement établi à l’aide de documents accumulés depuis 1130, probablement pour la cathédrale de Saint-Jacques. La récollection et peut-être la rédaction du livre archétype aurait été confiées à un clerc français. Une part du travail consistait à mettre en valeur les sources et les attributions françaises du manuscrit évidentes dans chacun des cinq livres du codex par les personnages cités et particulièrement évidentes dans la partie liturgique et musicale.

Si la partie littéraire du manuscrit a été beaucoup étudiée, la partie musicale a, très fragmentairement, été jouée comme on exécutait, il y a plus de 50 temps, la musique dite du Moyen Âge, c’est-à-dire avec des instruments plus ou moins d’époque et une seule voix chantant les textes, de façon tout à fait métrique et instrumentale, ou bien avec un grand chœur, ce qui est déjà beaucoup mieux, mais cela ne peut convenir aux pièces des grands chantres.

Aucun musicologue français n’avait travaillé sur l’ensemble de la partie musicale de ce manuscrit et surtout sur la révélation que sont les pièces polyphoniques uniques. Le musicologue allemand Peter Wagner, après une étude assez détaillée de la partie musicale du codex, le met à l’épreuve de sa propre conception du chant grégorien : vision réductrice encore possible en 1931. Les pièces polyphoniques font l’objet d’une critique sévère : «la mélodie de base se trouve désarticulée et condamnée à une rigidité sans vie ; le déchant, lui, se présente comme une succession de fragments mélodiques sans lien. Autres conséquences fâcheuses : l’ambitus exagéré du déchant, les changements fréquents de clés, les écarts surprenants de 7ème ou de 9ème. Nous sommes loin ici des ascensionnels judicae et des descensiones temporatore louées par le pape Jean XXII dans sa bulle Docta Sanctorum Patrum (1324).»

Il conclut que le chanteur du XXe siècle ne pourra plus établir une relation artistique véritable avec ces pièces : « elles appartiennent à l’histoire, comme témoins d’une enfance des essais tâtonnants d’un art qui depuis s’est développé dans des proportions incommensurables. » Cette conclusion hâtive montre avant tout que cet excellent musicologue n’était probablement pas chanteur.

Grâce à l’accueil de l’archiviste-bibliothécaire de la cathédrale de Santiago, et plus tard à l’appui de M.Diaz y Diaz et de celui du Ministère de la Musique et de la Danse, j’ai pu travailler à deux reprises sur le manuscrit lui-même : une première fois pour étude, une deuxième fois pour vérification. Mon approche du manuscrit a été une approche de praticienne, rompue à lire des écritures paléo-musicales beaucoup plus hypothétiques que celle du codex Calixtinus.  Dès les premières lectures j’ai été saisie par la beauté des lignes mélodiques des organa fleuris et par la précision savante des contrepoints en déchant.

Ce manuscrit est le seul document du XIIe siècle qui offre une pièce polyphonique à trois parties différentes, d’une très grande beauté, Congaudeant catholici. Les neumes français sur lignes sont de lecture aisée. Tout le monde s’accorde sur le fait que rien dans ces signes ne justifie une interprétation métrique. De même, rien ne justifie l’emploi d’instruments dans un contexte rituel aussi ‘sacré’, les textures et les textes ne s’y prêtant que de façon incongrue. La présence d’instruments représentés dans l’iconographie et la sculpture de la cathédrale de Santiago, est justifiée par la valeur symbolique, festive, mais ne transparaît pas dans la musique du manuscrit.

Le XIIe siècle nous est révélé par les innombrables édifices, aujourd’hui restaurés, qu’il a produits. Les pierres et les formes de ces édifices étaient ajustées pour résonner d’une musique qui demeure sur bien des points énigmatique ; tant il est vrai que plus l’époque considérée est lointaine, plus les intentions des codes d’écriture nous échappent, plus aussi il est difficile de retrouver les couleurs des sons imprégnant les mémoires du temps, et le sens que ces sons représentaient pour des consciences aussi lointaines que les nôtres.

 

Annexe 1 : le contexte mythologico-historique

L’Espagne aurait été évangélisée par saint Jacques, dont le corps, après son retour à Jérusalem et sa décollation, aurait été transporté miraculeusement par sept disciples, puis enterré aux confins de la Galice, veillé jusqu’à leur mort par deux fidèles compagnons, Théodore et Athanase. Ce récit se trouve au troisième livre du Codex : exposé sous la forme d’une lettre au pape Léon, celui-là même qui, réfugié en 799 auprès de Charlemagne, le couronnera empereur à Rome à Noël 800. Il fallait justifier à ce moment du document l’action de Charlemagne en Espagne, racontée au livre IV dans cette merveilleuse ‘geste’ attribuée à l’évêque Turpin, moine de Saint-Denis devenu archevêque de Reims. Le tombeau oublié de l’apôtre aurait été miraculeusement ‘inventé’, autrement dit ‘retrouvé’, par l’ermite Pelayo dans l’évêché d’Iria, placé sous la houlette de l’évêque Théodonius (mort en 847). Voilà que le Finistère espagnol pouvait s’enorgueillir du seul tombeau apostolique européen. Importance immense dans notre histoire ecclésiastique mais aussi de notre culture : l’évêque de Compostelle pourra prétendre et essaiera de défendre le titre d’évêque du siège apostolique... à l’égal de Rome.

 

Annexe 2 :  l’enregistrement du Codex Calixtinus par Venance Fortunat 

Un premier disque est sorti en 1985 chez Solstice, qui créait enfin une image sonore de cette musique purement vocale (le groupe l’Aula de musica de l’Université de Santiago n’en avait enregistré que des pièces isolées avec un accompagnement instrumental non prévu par le manuscrit). Le 23 octobre 1985 l’ensemble Venance Fortunat a donné un concert-spectacle « Sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle» mêlant des pièces polyphoniques du codex Calixtinus à des extraits du Guide du pèlerin originaire du même manuscrit, à la chapelle de la faculté de philologie de Santiago de Compostelle, où nous avons reçu un accueil des plus chaleureux,

L’ensemble du livre de Saint-Jacques a été beaucoup étudié par les chercheurs européens et américains, les interrogations des uns faisant rebondir celles des autres. A l’heure actuelle on ne peut encore affirmer par qui et pour qui il a été conçu. Il peut aussi bien être travaillé sous l’angle de la codicologie, de la littérature, de l’histoire, de l’archéologie, de l’iconographie, de la pratique religieuse que de la musique.

tant de la part des organisateurs et du public que de celle du Padre Lopes Calo, auteur de La musica medieval en Galicia, qui donne un très bon fac-similé de la partie polyphonique du manuscrit et une transcription musicale en notation mesurée moderne qui fut l’objet d’un échange intéressant entre nous.

En Galicie, où l’on célébrait depuis le VIIe siècle la liturgie mozarabe ou hispanique, l’implantation du rite romain ne date que de la fin du XIe siècle (1078). Au début du siècle suivant, les nouvelles dispositions ne s’étaient pas encore tout à fait imposées, les contemporains se plaignant de la confusion qui en résultait. Devant l’affluence croissante des pèlerins, le besoin d’un ordo très précis valant pour témoin exemplaire se fit donc sentir.

Le Liber Sancti Jacobi (Livre de saint Jacques) répondit à ce besoin de structure liturgique et de valorisation historique, au milieu du foisonnement imaginatif et de la complexité socio-culturelle engendrés par le pèlerinage de Compostelle. Cet ouvrage (sans doute le résultat d’un travail collectif effectué à l’abbaye de Cluny, laquelle a joué un rôle considérable dans l’organisation dudit pèlerinage et l’entretien des routes qui y menaient) consiste en une compilation de textes de provenances, d’époques et de genres fort divers mais qui, pour la plupart, se voient attribuer des auteurs de grande réputation.

Le Codex Calixtinus, qui tire son appellation de la lettre apocryphe du pape Calixte II lui servant de préface (et que l’on peut consulter à la bibliothèque de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle) en est la copie la plus complète. Peut-être a-t-il été conçu sous la direction d’Aimery Picaud, de Parthenay, des clercs ou des chanoines galiciens envoyés à Cluny pour y poursuivre leurs études, ayant probablement contribué à sa rédaction et apporté la touche "locale". L’évêque de Poitiers Venance Fortunat (VIe siècle) s’y trouve plusieurs fois cité, tant dans les pages rituelles que littéraires. Le manuscrit renferme 196 folios de parchemin de 295 x 210mm, écrits en minuscules françaises du XIIe siècle et comprend cinq livres : Sermons et offices en l’honneur de saint Jacques, Livre des miracles, Livre de la translation des reliques du Saint, Geste de Charlemagne, Guide du pèlerin.

La partie musicale se trouve dans le 1er livre. Elle débute par des pièces musicales de pur style grégorien que viennent enrichir des tropes, des séquences et des conduits de procession originaux, ces pièces n’étant pas regroupées par genre (comme c’était alors la coutume) mais se succédant selon l’ordre même suivi à l’office. Chaque pièce est accompagnée d’une rubrique indiquant son origine et, parfois, sa "distribution" : enfant, chantre, lecteur (ou ces deux derniers ensemble). La deuxième partie du livre est constituée par un ensemble de pièces polyphoniques, à peu près contemporaines de la rédaction du manuscrit : l’une d’elle porte l’indication perge retro (se reporter en arrière), c’est-à-dire à l’office monodique correspondant ou à la monodie sur laquelle elle s’est greffée. Elles sont toutes à deux parties (à l’exception de Congaudeant, l’unique pièce à trois voix qui nous soit parvenue de cette époque). La plupart sont construites selon le principe d’alternance par phrases parallèles, héritage des psaumes hébreux qui imprégnera la poésie latine chrétienne et, plus tard, la poésie de langue romane. Elles obéissent à deux procédés de composition :

- soit celui d’un déchant légèrement orné, où les deux parties sont conçues pour être chantées par des voix de niveaux musical et vocal semblables, la partie supérieure (duplum) comportant à peine plus de mélismes : on y relève un emploi élaboré de mouvements contraires, voire de croisements de voix.

- soit celui de l’organum fleuri, où le chœur tient la partie première de style grégorien sous (ou sur) le soliste, lequel déploie des vocalises parfois fort développées sur chaque syllabe du texte – préfigurant les grands organa de Pérotin (XIII siècle) et conçues, déjà, comme un éclatement de la monodie.

De lecture facile pour ce qui concerne la hauteur des sons (neumes sur lignes et couleurs différentes pour chaque voix), l’écriture musicale employée ne donne en revanche aucune indication quant au rythme – d’où l’extrême attention qu’il convient d’accorder au groupement des sons dans les figures neumatiques.

Pour pouvoir goûter pleinement cette musique, nous devons nous exercer à une écoute tout à fait horizontale – comme si chaque partie suivait son propre cours, ne se préoccupant de simultanéité qu’à l’articulation des syllabes ou au sommet des intervalles consonants : octaves, quintes, quartes. Compte tenu de la réverbération des lieux, cette simultanéité ne demandait pas la même rigueur que de nos jours. Il faut aussi entrer dans un univers sonore où les rapports entre les sons relèvent davantage du système pythagoricien que du système tempéré.

Nous avons opté ici pour une interprétation purement vocale : très précis dans ses rubriques, le manuscrit ne fait mention que de duos cantores. Par ailleurs, les pièces choisies sont pour la plupart des pièces rituelles qui se donnaient dans le chœur du sanctuaire - où les instruments n’ont pas pénétré avant plusieurs siècles. S’y ajoutent seulement deux hymnes (Ultreia, Ad honorem) qui, chantées par les pèlerins ou l’assemblée, toléraient d’être accompagnées par ces mêmes instruments que l’on peut admirer au portique de la Gloire.

Précieuse recension des traditions musicales du temps et porte ouverte sur ses innovations les plus hardies, le Codex Calixtinus projette un éclairage nouveau et approfondi sur ce XIIe siècle qui nous était surtout connu pour sa sculpture et son architecture.

 


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