Les Tropes

 

Le répertoire du rite chrétien occidental est constitué de façon fixe, estime-t-on généralement, dans la seconde moitié du VIIIe siècle et est imposé au IXe sous l’influence de Charlemagne ; il fut attribué au pape Grégoire Ier (540-604) d’où son nom de chant grégorien en raison du goût de celui-ci pour le chant et de ses travaux sur le sacramentaire romain.

Ce répertoire, rencontre entre de nombreuses traditions, est prévu pour tous les jours et fêtes de l’année liturgique. Fixé de façon précise il prend le caractère intouchable et immuable des fonctions rituelles, ce qui a accrédité la thèse de la fin du génie créatif artistique à partir de cette époque !

Or, on constate -au moment même où le fond du répertoire est définitivement fixé- une irruption du génie poétique et musical qui aura une importance immense sur la culture littéraire et musicale de toute notre civilisation : les tropes.

Les origines grecques du mot contiennent soit les sens de conversion, de tour, de changement, de fuite et de révolution astrale, soit ceux de manière, esprit, coutume (tropos). La langue latine a conservé les mêmes sens, ajoutant ceux de figures de rhétorique (métaphorique) et de chant, mélodie. Le mot trope a donné trouver, en passant par troubadour et trouvère.

Le mouvement de création qui a donné les tropes, terme sous lequel on désigne un nombre extrêmement varié de formes musicales et littéraires, issues du même esprit, s’est répandu dans la culture artistique, ne pouvant plus être contenu par les besoins fonctionnels du rite. Des IXe au XIe siècles, le trope va remplir des livres entiers qui porteront son nom : les tropaires.

Pour pénétrer l’esprit du procédé de ‘tropisation’ il faut comprendre que tous les textes du rite chrétien sont extraits très directement de la Bible, à quelques exceptions près que l’on appelle ‘ecclésiastiques’ et qui viennent généralement des Pères de l’Église précédant de plusieurs siècles le IXe. Ce qui annule toute création littéraire : on ne peut rivaliser avec le texte sacré.

Quant à la mélodie, transmise oralement, elle est encore entendue de façon très globale. La représentation spatio-verticale des sons graves et aigus et la notion analytique de hauteur, se sont formées très tardivement au cours du Moyen Âge. Elles ont été précisées par l’écriture sur portée à partir du XIe siècle.

Au IXe siècle, on entend les différents sons d’une mélodie, comme des modulations entre graves et aigus relatifs, la représentation de toute mélodie étant liée à une conception grammaticale, on dirait aujourd’hui au ‘phrasé’.

L’analyse d’un son ‘discret’ (séparé, distinct des autres) ne joue que dans le cas d’un chant de type syllabique, comme certains hymnes et une partie de la psalmodie, ou bien à l’intérieur de phrases au contraire très mélismatiques (c’est-à-dire portant des développements purement musicaux sur certaines syllabes).

Chaque formule musicale cohérente porte un nom stylistique d’un mouvement (un pas, une inclinaison, une montée, une torsion : pes, clivis, scandicus, torculus...). Elle est entendue comme une modulation vocale plus ou moins développée dont la forme la plus simple serait l’accent aigu et l’accent grave, ou la virgule et le point (virga, punctum), toujours proches du discours verbal.

Ces mélismes à l’intérieur du texte sacré sont considérés comme une jubilation du texte par le chant, on les apprend et on les transmet. Les formules sont nombreuses et les combinaisons entre elles aussi, mais elles font partie du sentiment modal qui s’établit fermement et se codifie aussi à cette époque. Cependant celui-ci a toujours un caractère global et formulaire, jamais celui d’une ‘échelle’ comme ce sera le cas pour le développement du sentiment tonal.

Mais voici que, par les ornements, le goût du jeu musical est formé et déborde la signification textuelle de la pièce imposée.

De préférence en milieu ou en fin de phrase, gardant ainsi son attache rituelle, on va imaginer des suites musicales (sequella, sequentia), jeux de sons, de formules, appelant généralement un dialogue par des répétitions, des duplications, des parallélismes avec variantes qui font rebondir l’intérêt. Ce seront les tropes dits de développement, amplification des méthodes liturgiques par des compositions musicales plus développées.

Ces développements musicaux perdent leur caractère rituel de véhicules de la jubilation des textes sacrés universels. Ils sont issus des caractères des lieux qui les engendrent, même s’ils se sont répandus ailleurs. La région Aquitaine est ainsi particulièrement célèbre par ses suites d’alléluias. Ils ont enseigné le goût de la musique dite pure, déliée de tout texte, de tout argument ou d’une quelconque fonction de danse.

L’expression verbale aussi avait été gérée par les textes scripturaires et à la même époque, c’est-à-dire lorsque ces textes-là sont tout à fait structurellement établis partout : le poète cherche à dire, à commenter. Est-ce un désir de témoignage, désir d’actualisation, ou simplement besoin de ‘dire’ ?

La thèse de l’insuffisance de la mémoire musicale d’un clerc peu musicien qui aurait écrit un texte aide-mémoire en dessous des mélismes ne peut être accréditée. Cette création a demandé bien au contraire une oreille plus sélective que l’oreille habituelle : il s’agit là d’une révolution conceptuelle.

En effet, le trope dit d’adaptation précise chaque son d’une mélodie par une syllabe d’un texte composé pour cette adaptation. C’est la naissance d’une nouvelle forme d’audition : l’écoute analytique. Précisons qu’à cette époque la graphie est encore globale, donc ce travail ne peut, à l’origine, être conçu ‘par écrit’ .

Tous les tropes sont issus de ces deux mouvements créateurs, on amplifie ou on adapte, les deux mouvements peuvent se superposer simultanément ou évoluer dans le temps. Certains se glissent entre les incises d’une phrase (trope d’interpolation), d’autres encadrent la pièce ou sont en coda (trope d’encadrement), en prose ou bien en vers ; enfin parfois le trope se substitue à la pièce elle-même (trope de substitution).

L’institut de langue classiques de l’université de Stockholm travaille actuellement sur ce phénomène culturel important, complétant notamment les travaux de Jacques Chailley et de Michel Huglo .

Cette école distingue les tropes d’inspiration textuelle (tropes logogènes) et ceux d’inspiration mélodique (mélogènes). Sur ces inventions ont été superposées d’autres créations, musicales ou littéraires.

L’intérêt de ce procédé pour notre culture réside dans ce développement de pièces qui se marginalisent progressivement par rapport aux pièces dites liturgiques, qui sont la structure du rite. Elles se marginalisent aussi en personnalisant l’auteur ou en personnalisant les dialogues lorsque la pièce tropée en contient, même si dans un premier temps l’invention est très proche du texte scripturaire.

Entendons les audaces inouïes du principe de troper :

-sur le plan littéraire, celle de juxtaposer un texte récemment ‘trouvé’ à des textes considérés comme sacrés

-sur le plan musical, celle de faire éclater les formules considérées comme indivisibles, en syllabes textuelles ; et celle d’amplifier un chant, véhicule d’un texte ou d’une signification transmise, par de la musique pure.

Ce procédé, qui donne le goût des superpositions de textes différents sur une base connue de tous, a sans doute été une des origines du motet.

Quem quaeritis (qui cherchez-vous ?), demande l’Ange à Noël comme à Pâques ; la réponse vient des bergers, des trois Marie qui, elles-mêmes, vont se différencier, se personnaliser au cours des divers développements, et on entrera très vite au XIIe siècle dans le drame liturgique. Le goût est pris de composer, d’écrire. Le drame liturgique va sortir de l’église et devenir notre opéra et notre théâtre, après bien des péripéties.


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