Comprendre une parole troublée

Avant - propos

Un enfant, Bertrand, lors d’une séance de logopédie enregistrée, raconte une histoire, incompréhensible. Le travail de transcription va nous permettre de rendre le plus intelligible possible le dit de cet enfant.

C’est le cheminement de ce décryptage que vous allez pouvoir suivre dans les chapitres de Comprendre une parole troublée. Le but recherché n’est pas de présenter l’histoire d’un patient, mais d’exposer ce qu’est une transcription et son apport dans la compréhension des difficultés de l’enfant.

Enregistrer les séances est un impératif pour moi, le cadre en est le suivant :

-  l’enfant et moi sommes seuls dans le bureau, sans l’aide de personne pour la technique

-  l’accord des parents est requis

-  ainsi que celui de l’enfant ; le matériel audio/video lui est présenté

-  l’enfant lui-même, s’il le désire, enclenche les appareils

-  la certitude pour l’enfant que la vidéo ne sera présentée à quiconque sans son consentement, ce qui est valable également pour ses parents. Chaque fois que pour un exposé public j’ai présenté une vidéo, j’ai expliqué à l’enfant le pourquoi et le comment de cette présentation.

Très étrangement pour notre époque, un seul enfant, alors, a demandé à se voir en video et aucun parent n’a souhaité en regarder.

L’enregistrement régulier de toutes les séances est tellement banalisé qu’il nous arrive souvent d’oublier d’arrêter les appareils en fin de séance et qu’ils continuent de tourner après notre départ du local.

Lors de différents séminaires où j’ai exposé cette méthode de travail, les critiques les plus fréquentes exprimaient le fait qu’il ne peut y avoir de dissociation entre un enregistrement destiné à la compréhension d’une parole troublée et l’enregistrement en vue d’une étude, linguistique, psychologique, etc. Tout enregistrement serait inévitablement influencé, conditionné par la perspective de l’utiliser pour un travail de recherche. Il est à noter qu’une année de traitement peut comporter une vingtaine de bandes vidéo et de cassettes audio ! Comment donc savoir à l’avance laquelle comprendra le thème d’une recherche ?

​Chapitre 1 : Les surprises de la 'trans-scription'

Celui qui a affaire à un enfant présentant des troubles du langage se trouve souvent confronté à un problème de compréhension.

Ainsi en est-il de différentes situations vécues avec Aloïs, Nathalie et Bertrand.

- "han han han !", Aloïs, bras tendu, exige que je mette à sa portée le jeu convoité. Le "hanhanhan" en modulation me raconte qu'Aloïs a trouvé comment encastrer l'éléphant : il attend mon commentaire qui, à chaque fois, le fait tant rire. "hanhanhanpapi", un lapin : cette fois je dois comprendre que Papi a lui aussi des lapins. Aloïs hoche la tête d'un air satisfait. En séance, à aucun moment je ne doute qu'Aloïs s'adresse à moi pour me faire part d'une demande, d'une trouvaille.

Les "hanhanhan" de Nathalie plus âgée pourtant - n'évoquent pour moi qu'un bruit sans direction (intention? objet?), comme l'exhalaison d'un état qui ne vise rien, comme hors de toute pensée de quelque chose.

Quant à Bertrand -alors âgé de 8 ans- son récit, si vivant, accompagné de mimiques, de gestes, de toutes les intonations possibles, restait néanmoins incompréhensible. Son récit, dont je n'ai compris que quelques bribes en séance, m'a interpellé par les interrogations multiples qu'il me posait et m’a incité à le transcrire intégralement. Je suis certaine que Bertrand parle, qu'il s'attend à ce que je le comprenne. Et en effet, je peux comprendre que Bertrand me raconte un événement, mais je ne saisis pas ce qui se passe ! L’étude de sa gestualité avait été écartée par des chercheurs de Berne : elle était hors normes, ne pouvant entrer dans les graphiques statistiques !

Bertrand raconte :

- "un nous a où fait un un *gbè* a pas et nous un pi un massin i tapper et nous a por *fèrè*"

Avant toute compréhension claire se ressent une compréhension primaire qui entraîne à participer à l'expression de quelqu'un. C'est ce qui se passe avec Aloïs, avec Bertrand aussi, alors que je ressens le "hanhanhan" sans mélodie de Nathalie comme un toucher fortuit, un regard vague (une mimique de masque) sans adresse à mon égard.

Si nous sommes arrêtés dans notre compréhension, nous avons peine à distinguer tout d'abord ce qui l'entrave. Nous ne pouvons observer, noter, les phénomènes par lesquels nous sommes arrêtés dans le temps même où nous sommes en participation. La tentation est parfois forte de négliger ces moments de non compréhension pour limiter notre attention à ce qui nous est accessible, la réflexion ne pouvant s'élaborer que sur ce qui a été compris, fixé. L'intérêt que nous portons spécialement à la forme de l'expression verbale, nous engage à scinder en deux aspects la description de cette expression :

-qu'est ce que l'enfant a dit ?

- comment a-t-il exprimé ce qu'il a dit ?

S'agit il d'un phénomène ayant trait à ce qui est dit ? On s'interroge alors sur le sens de ce qui est exprimé. S'agit il de phénomènes de l'expression verbale elle-même et de la manière dont ils interfèrent dans le mouvement de compréhension?

Toute personne qui s'autorise à prendre des notes dans son activité de consultation peut le faire à divers moments : en séance, immédiatement après la séance ou plus tard. Noter ce qu'on a compris, du sens qui se donne dans une parole n'est pas la parole même. Dans des cas particuliers pourtant il sera rendu compte de l'expression elle-même de l'enfant. Ce sont généralement des passages brefs, percutants dans le sens qui s'y donne, voire dans le style de l'expression. La certitude d'avoir saisi et le sens et la forme, est telle que celui qui note, puis rapporte, ne met pas en doute sa conviction d'exactitude quant à ce qu'il déclare : "l'enfant a dit..".

Que se passe-t-il si la parole est difficilement compréhensible ?

Noter en séance est très aléatoire, l'automatisme de l'écrit est enrayé et on ne peut s'arrêter pour réfléchir à la manière de mettre en signes graphiques l'entendu ; d'ailleurs sa trace auditive éphémère est déjà effacée emportant souvent avec elle le sens qui aurait pu s'y révéler. Noter après la séance est encore plus vain ; la difficulté est alors contournée par une description de cette parole qui nous a dérouté : "l'enfant marmonne, bafouille, est confus".

Dès lors que notre intérêt nous porte à nous pencher sur ces moments où notre mouvement de participation à la compréhension est en échec, il nous faut bien reconnaître que nous sommes perplexe si nous voulons décrire et observer.

Si nous nous limitons à la constatation du phénomène étudié en tant que fait objectif, divers termes scientifiques vont désigner l'un ou l'autre aspect : par exemple, "langage dissocié", "jargon", etc. Ces termes ne peuvent rendre compte de la prise de forme en formation puisqu'ils présupposent que le phénomène est érigé en fait accompli. Notre démarche voudrait se situer en deçà, dans le temps où le sens n'est pas encore établi et ne peut être séparé de la forme.

Pour pouvoir comprendre, observer, décrire une parole troublée, il est banal de penser à enregistrer, mais les problèmes que soulève ce mode de faire sont nombreux et de plusieurs ordres :

1. Problème d'éthique qui va de soi et qu'il est bon cependant de rappeler. L'enfant, ou l'adulte, doit avoir été consulté et informé, non seulement du fait de l'enregistrement mais aussi de son apport à notre démarche d'approche de ses difficultés. De plus, une dissociation totale doit être réalisée entre le projet immédiat du traitement et un projet ultérieur d'intérêt scientifique.

2. Le micro et la caméra doivent faire partie de l'environnement familier du lieu de consultation et de la séance. L'enregistrement est d'autant plus indiscret, voire totalement indésirable, qu'il est épisodique. Seule la permanence, c'est à dire l'enregistrement systématique, en continu, de toutes les séances peut intégrer ce mode de faire dans le familier.

3. L'enregistrement doit se limiter à être un document toujours à portée de main. On ne peut savoir à l'avance si des difficultés vont surgir et nous inviter à consulter ce document. En tant que tel, il prend place dans l'histoire du patient.

L'enregistrement est à disposition dans le traitement quand nous éprouvons le besoin impérieux de savoir ce qui s'est passé. Un travail sur la parole de l'enfant, hors la présence de l'enfant, offre l'occasion d'étudier au plus près les formes particulières d'un parler inhabituel dans tous ses aspects mouvants qui rendent une parole difficile à comprendre, voire incompréhensible.

L'apport de cet enregistrement est de nous permettre de nous arrêter, de revenir en arrière en cas de manque d'intelligibilité. Ainsi nous sommes à même, entre deux séances, d'observer et de noter, de nous familiariser avec ce parler singulier. Nous pouvons essayer de découvrir ce qui bloque notre mouvement de compréhension du sens et de la forme en formation. Cela est particulièrement important dans le cas d'un enfant découragé parce qu'il n'est pas compris. Toute tentative d'approche de cet incompris en séance est fréquemment vécue par l'enfant comme source de nouvel échec. Ainsi Albin, qui se taisait ou répondait par *sèsini* ("c'est fini") verbalisant ainsi sa démoralisation, son repli.

Les passages choisis pour l'écoute du document, dans le temps du traitement, sont directement liés au souvenir des moments de doute, d'inconfort, de rupture, de surprise, d’émerveillement surgis en séance.

Tout autre est l'utilisation du document enregistré lorsque le projet se veut de recherche. L'enregistrement est étudié bien après la fin du traitement, des années plus tard, comme tout autre document de l'histoire du malade. Le document n'est plus là pour nous aider à surmonter une impasse du moment, en vue de mieux comprendre ce qui se passe. Il est un objet d'étude dans sa totalité. Extraits et généralisation sont réducteurs pour la parole en formation, mouvante. Il est nécessaire d'envisager le déroulement continu le plus long, le mieux étant de s'intéresser à la séance tout entière.

Notre intérêt est la compréhension : comment parvenir à ce but ?

Tout autre est la situation de travail sur une parole arrivée à sa "maturité", pour ne pas parler de l'analyse d'un texte en écriture alphabétique. Le texte peut être étudié bien des années après la fin du traitement, comme tout autre document de l’histoire du patient.

 

De l'écouté à l'écrit : la transe-scription 2

Le recours à l'écriture est indispensable pour étudier un document enregistré. Il faut d'emblée préciser clairement que ce faisant nous opérons une transmutation : nous passons d'un monde sonore, en mouvement, éphémère, à un monde visuel, fixé. Ce passage peut être comparé, mais à l’inverse, à celui du musicien qui, lui, part de l’écrit (par exemple des notes ou des neumes) pour aller vers le monde sonore.

Nous avons décrit les difficultés techniques de ce travail dans le livre La parole troublée1 . En voici un bref aperçu :

- signes à utiliser lors de l'apparition de formes sonores originales que l'on n'arrive pas à mettre en rapport avec les formes habituelles du langage alphabétique ou phonétique (voire en recourant à d’autres langues que le français)

- variation de l’écoute à différents moments

- problème de la double métamorphose : perception et compréhension de l'auditeur, passage en signes graphiques de ce que l'auditeur a entendu

- problème d'une transcription effectuée par une personne autre que celle participant à la séance avec le patient

- problème : si plusieurs personnes ont effectué une transcription d’un même texte il y a toujours d’importantes variations ; un accord entre transcripteurs n’est pas souhaitable. Les variantes peuvent ouvrir une nouvelle compréhension à la personne qui était avec le patient.

Le travail de l'écouté à l'écrit opère non seulement une transmutation, mais également une sélection. Sélection d'une approche particulière, car comment rendre compte simultanément de la parole que je vais transmuter en écriture, de la voix, de l’intonation, des accents, de la mimique, de la gestualité... ? Je le fais dans la mesure du possible car il s’en dégage une telle richesse même dans un mot qu’on prendrait pour banal. Voir l’exemple "tient, tient" rapporté dans le chapitre 3 Le récit de Bertrand.

Lorsque bien des mois, des années après la fin du traitement d'un enfant, un document est 'mis en chantier', je visionne une première fois la vidéo.

Je travaille ensuite sur la bande sonore et la transcris dans son intégralité.

Les difficultés les plus pesantes de ce travail sont celles inhérentes au désarroi dans lequel me plonge l'entrée dans un monde sonore inhabituel. La certitude d'avoir saisi une forme peut, quelques instants, une semaine, voire des mois plus tard, être démentie. Je capte un son et l’écrit successivement et par différents signes dans une ambiguïté qui devient contradictoire. Tel un fil récalcitrant s'obstinant à ne pas passer par le chas d'une aiguille, le son échappe au moule des formes de la langue commune. Je suis obligée de reprendre, reprendre encore l'écoute, ajouter les unes aux autres les différentes formes que je découvre sans en écarter aucune. Mon mouvement de compréhension me permet de me laisser porter jusqu'au moment où jaillira peut être, imprévisible, une forme stable qui sera comprise.

Ce travail n'est pas vaine coquetterie de chercheur : en effet, je n'ai à disposition ni protocole, ni méthode ou modèle ; pas d’hypothèse à confirmer ou infirmer. Le phénomène de comprendre ne peut être prévu. Il n'y a pas de règles que l'on pourrait appliquer pour comprendre ni pour expliquer a posteriori. En me laissant porter par l'écoute de cette parole enregistrée à laquelle je participe, je cherche à appréhender en tant que clinicienne, le cheminement de la genèse de ces formes en essayant de les transcrire.

​Chapitre 2 : La naissance d’un document

Je voudrais illustrer la démarche de la transcription par une tranche d'expérience vécue qui ouvre à la compréhension d'un discours hermétique.

Bertrand va m'en donner l'opportunité.

Pendant le traitement, je travaille brièvement sur le document enregistré. Cette écoute facilite mon approche du parler particulier de Bertrand ; mieux compris, il peut se laisser aller, à dire, à chercher avec moi d’autres formes plus proches du parler commun. Mes interventions sont plus adéquates. Mais ce n’est pas cette démarche que je veux présenter ici ; c’est celle du passage de l’écouté à l’écrit, faite bien des années plus tard.

Pour la première fois, depuis qu'il est en traitement, Bertrand rapporte en séance, sous la forme d'un long récit, un événement qui s'est passé chez lui. Ce récit contraste par son ampleur avec ce qu'il m'a habitué de ses dires brefs, tant dans ses commentaires que ses associations. Ce récit est si vivant de par sa mélodie, ses intonations et la gestualité abondante qui l’accompagne, que, surprise, fascinée, je me laisse emporter. Je suis le mouvement et les péripéties rapportées par Bertrand, en pleine participation, mais je serais incapable de redire ce que Bertrand raconte. Je retiens pourtant mes questions, je suis au bord de la compréhension, presque hors de moi, je baigne dans un ailleurs, étrange et familier à la fois. Savoir que je pourrai revenir au document enregistré n'est certainement pas étranger à cette écoute, à cette participation qui endure de ne pas comprendre. Subitement, sans préalable et sans même m'en rendre compte, je glisse, je bascule dans l'inquiétude ; le plaisir de l'inattendu chavire dans l'inconfort. Tel un disque rayé, le récit de Bertrand semble s'attarder à dire et à redire. Je ne peux retenir une question, puis une autre ; je participe maintenant en paroles par mes interrogations, mes suggestions quant à ma compréhension : c'est le dialogue. Je découvre alors que le récit de Bertrand ne s'épuise pas en redites, mais que parti d'une tentative de vol de lapins chez lui, l'enfant a passé à l’histoire d’un orage.

Toute à mon écoute, je n'ai pris aucune note en séance. Après la séance, le résumé que j'en fais ne reflète que l'étonnement provoqué par ce jaillissement verbal .

Je note : "raconte une très longue histoire de vol qui aurait eu lieu chez eux. Bertrand y met une fougue que je ne lui connaissais pas. C'est son premier long récit. Je ne comprends malheureusement que quelques bribes : vol de lapins, on fait appel à la police... Il est question d'une gifle, mais qui la donne, qui la reçoit ?". Jamais je n’ai retrouvé trace de cette gifle en transcrivant intégralement le récit !

Quelques années après la fin du traitement de Bertrand, regardant mes notes pour un document administratif, le récit dont j’ai gardé le souvenir, m’incite à reprendre son analyse. Je regarde une première fois la bande vidéo. Il va de soi qu'il est très important de faire la distinction entre ce qui se passe en séance et ce qui se passe dans cette projection en différé : moments totalement autres qui transforment entièrement la situation, en particulier l'état dans lequel je me trouve, hors la présence de l'enfant.

Le film défile, les souvenirs affluent et, à mon grand étonnement, je me retrouve immédiatement plongée dans l'ambiance de la séance. Mais le récit de Bertrand reste toujours en grande partie hermétique. J'arrête bientôt l'appareil, je saisis un crayon pour griffonner quelques points de repères.Pourtant je ne peux entrer dans le sens de ce récit coloré :

- où la voix et le geste soulignent "pink sur dans terre"

-où l'on interpelle "eh là-bas"

-où l'événement s'annonce par un crescendo "un grosse à Maman, un grosse pas peur, rien, un grosse a mami est fait gros"

- et la rupture par l'inaudible "un pas un p..."

Je décide alors de transcrire intégralement le document. J'ai recours à la bande vidéo et à une cassette audio, celle-ci permet une plus grande souplesse. Je reviens plusieurs fois à la vidéo pour me remettre dans la totalité de la situation, compléter, vérifier.

Le travail du passage de l'écouté à l'écrit est dans un autre temps, dans un autre 'être en situation’ que la séance avec l'enfant. Je suis à la fois prise dans cette nouvelle 'rencontre’ avec Bertrand, tout en pouvant y échapper à tout moment en suspendant l'événement en même temps que le défilement de la cassette. Et pourtant j'y retrouve de semblables nécessités : celles d'être ouverte à l'événement, d'accueillir l'opacité, de ne pas forcer la rencontre, mais de la reconnaître dans l'inattendu.

Je note tout ce que j'entends sans demander un sens à ce qui ne se dévoile pas d'emblée, tel un "nolè" que j'entends très clairement. J'écris toutes les formes qui surgissent à l'écoute, multiples parfois pour une même séquence :

"èacomensunfo" - "aècomensèfo"

ou en acceptant le suspens d'un mot qui ne peut se former:

"gou", "lair", "cat", "bolène".

Mon crayon, presque à mon insu, trace tantôt des lettres en écriture cursive, tantôt des signes de l'écriture phonétique pour capter les mouvements sonores :

"èvala" : est va là / est voilà / est voit là ?

Je dois à la fois noter scrupuleusement ce que j'entends et laisser courir mes fantasmes : "nolè" : un Noël (le frère aîné). Si aucun sens ne se donne pour "nouaporfèrè" ("nous a porte"?) par contre je comprends immédiatement "porunrent" ("porte un rentre", c'est-à-dire : "quelqu'un entre par la porte"), et "a quoi nom pas" (c'est-à-dire : "je ne sais pas le nom").

Noter précisément est cependant, dans ces deux derniers cas, difficile. Je me surprends à dire et à redire, à faire et à refaire le mouvement sonore de Bertrand, pour échapper à mon propre mouvement qui serait de rectifier automatiquement ces formes : "a quoi nom pas" . Encore aujourd'hui, il m'arrive de modifier, si je veux citer de mémoire, en "a pas nom quoi".

A certains moments, je peux noter facilement une séquence bien précise, telle : "un Pâques fini, un bosse, plein bosses." Mais que viennent faire ces "bosses" à la fin de ce qui s'est terminé à Pâques ? La liaison entre ces éléments me paraît incongrue. Et si "bosse" était "bosser, travailler" ? Il faudrait alors comprendre: un bosse / on bosse / plein bosses / tous bossé / beaucoup bossé, ou peut-être encore : bossé à fond ?

En m'installant à ma table de travail je savais que ma tâche serait difficile, mais je ne m'imaginais pas qu'au sentiment du familier qui m'avait accompagné en revoyant la vidéo, succéderait si rapidement un profond découragement. Ce que j'entends je ne peux le noter, sitôt entendu, sitôt échappé : je suis obligée de revenir maintes et maintes fois sur le même fragment enregistré en rembobinant la bande magnétique. Je ne peux retenir les sons indistincts, le temps de les écrire. Je m'accroche tantôt à un sens ("un machin à tout mangé") tantôt à une forme ("iaatajaun"), et si je m'agrippe à une forme qui émerge tel un îlot, j'échoue alors à la situer dans le flot qui me submerge. Je ne sais où lui donner une place dans la suite d'une ligne : le temps et l'espace de cette forme se dérobent dans le passage à l'écrit : "iaèaquoimaporporici" / "iaaquoièmaporporici".

Tout à coup, le fragment semble se cristalliser en une compréhension et je peux écrire en clair : "i a est a quoi ma porte, porte ici". Heureuse de cet éclair de compréhension, je vérifie : or une autre forme surgit en plus, ou à la place de celle que je croyais avoir identifiée, sans que je puisse savoir si c'est avant ou après : "iaèferporauneporici" ("i a est faire porte, a une porte ici").

Ecouter et écrire donnent naissance à un document visuel. Il est bien difficile de décrire ce document. Ce que j'ai obtenu est un ensemble de signes divers : lettres, groupes de lettres, signes diacritiques connus habituels ou signes. Je dois définir au fur et à mesure des phénomènes qui m'apparaissent (silences, soupirs, bruits qui se répètent, prises de paroles, chevauchements de paroles, etc.). Chaque signe peut devenir l'indice de quelque chose, s'intégrer dans un sens verbal : "gbè" s'est révélé tout à coup après de nombreuses écoutes "garage bêtes" ; le sens ne s'est dégagé qu'une fois le récit compris. Du tout informe et flou, dans lequel je distinguais mal, surgissent des mots, des sens qui irradient et s'articulent. Le tout s'organise en parties de plus en plus distinctes.

Parfois aussi une forme dévoile un mouvement qui m'échappait dans l'incompréhension. Tel fut le cas chez Laure, où la présence répétée d'une forme sonore "pem" s'est révélée dans l'étude d'une longue séquence. Cette forme "pem" non interprétable rendait le langage de la fillette particulièrement difficile à comprendre, ainsi dans l'exemple "dupemjoualèb" : "du pem rouge à lèvres".

Parfois je note des points de suspension marquant l'impossibilité de faire quelque signe graphique que ce soit pour indiquer ce que j'ai entendu. Le tout abondamment raturé, surchargé, biffé, modifié une, voire plusieurs fois. Cet ensemble mouvant, variant à chaque écoute nouvelle, est sans cesse sujet à remaniement. Le document est pratiquement illisible, inintelligible pour une tierce personne, et moi-même je m'y retrouve parfois à peine. Néanmoins c'est cette jungle qui recèle ce qui est -ou deviendra- un texte. C'est un ensemble disparate de bribes de paroles, dans un espace non linéaire, tels les morceaux d'objets, de pierres qui apparaissent à l'archéologue. Mais ce champ de fouille en friche, si dense de signes de toutes sortes, n'est accessible, utilisable, à son artisan même, que mis en ordre dans l'espace-temps de la lecture alphabétique.

Le texte n'est pas encore entièrement intelligible, il est en train de le devenir, il prend sens de plus en plus ; sa saisie dans la globalité du récit me permet de revenir aux passages rebelles à la compréhension, en dépit de l'inconfort, de la sensation d'étrangeté qui s'insinuent en moi et donnent lieu à un dialogue intérieur dans un bouillonnement d'humeurs et d'associations.

​Chapitre 3 : Le récit de Bertrand

La parole de Bertrand était uniquement accessible à sa petite soeur Sabine qui traduisait pour la famille. Les enseignantes successives n’avaient jamais entendu le son de sa voix. De ce qu’il émettait brièvement en séance, je ne comprenais que les intonations, puis peu à peu des fragments de compréhension surgissaient :

"aquoinompa"

"nonmoi"

Bertrand s’informait : "à quoi comme nom je ne sais pas" ? Habituellement c’est la personne en face de l’enfant qui demande le nom de ce qu’elle lui présente. J’ai aussi découvert que, pour lui, j’étais "non moi" ; en parlant de lui il disait "moi".

Mais sa toute première parole claire et nette a surgi lorsque nous regardions ensemble le livre Les sept biquets. Une page venait de se tourner sur le départ de la maman chèvre. Sur l’image suivante la tête du loup apparaît au coin de la cabane des biquets. Après un silence, au moment où je vais reprendre le récit, Bertrand m’interrompt :"Tient, tient" dit-il, un "tient, tient" appuyé, complice tout en pointant du doigt les oreilles du loup ! Cette exclamation est suivie, quelques séances plus tard, du long récit d’un événement qui s’est passé à la maison :

"est attend un nuit euh un bodhomme a est va i souper"

"nuit", celle de Bertrand ou celle dans laquelle je m'enfonce? Je ferme les yeux.

"est à commence un faux"

d'où ce "faux" a-t-il surgi? Est-il à Bertrand, à moi?

Je laisse défiler la bande, découragée, mais je sursaute, j'entends "nouille oeuf"; c'est tellement inattendu que je reprends ma quête.

"est i gou i soupé à la nouille oeuf, est sou un massin a tout mangé un massin nous gou et mangé et un souper, a pas quoi nom, un souper, i à ta (i entend?) i a un p"

Ce brouet de mots et de syllabes que j’ai peine à avaler, tu en fais le repas familial sans en connaître le nom. Etait-il important que pas une miette n'en demeure ("tout mangé")? Il n'y a rien à partager avec le "bodhomme", l'étranger qui arrive..

"un maison por un rente, i dit <a quoi un là?> est est parle un bodhomme, est dit <où un maison, où sais pas> est dit: <à quoi un bodhomme un bodhomme mais à quoi ça un voleur?> un a un ou cat où un maison un pas quoi c'est un au entend un met ça"

Et voilà un étranger qui cherche, lui aussi. L'intrus, le "bodhomme" parle, est-il le voleur?

"alors est donne a rente dodo après ça, voilà"

Qu'y a-t-il de donné par, ou à cet étranger qui autorise le repos?

La fatigue me saisit, les sons, les mots jouent une telle sarabande dans ma tête, il y a un tel gribouillis sur ma feuille... Je vais abandonner, mais Bertrand ne le permet pas, ni en séance, ni maintenant:

"attends"

"Attends", cet appel m'émeut toujours ; en séance, avec un enfant, il m'annonce à chaque fois l'émergence de quelque chose, d'une compréhension, d'une découverte. "Attends!": l'enfant m'ordonne silence et immobilité. Si j'ai pu chercher avec lui jusqu'ici, l'instant de la découverte lui appartient et je ne sais qui de lui ou de moi est le plus pénétré de l'importance du moment.

Pour Vincent, c'était "attends, quand je sens quelque chose qui bouge, je mets <ent>". Grammairiens, pédagogues, bouchez-vous les yeux et les oreilles: le verbe 'bouge’ ! Vincent peut se permettre de revivre le mouvement que vos règles de l'écrit ont figé.

Et pour Bertrand, dont le langage a des bottes de sept lieues qui parcourent en zigzagant le temps et l'espace, cet "attends" est le prémice d'un effort pour permettre à nos pas de s'accorder.

"attends. Il a fait un massinun samedi, un massin sous. (Pause) Non a faux! I commence un un samedi. Est fait un massin sous un garage à voitures à l'lapins pas fini, pas un Pâques fini, un bosse, un b, plein bosses"

Voilà, le décor est planté ; tout a commencé avec la construction d'un clapier sous le garage. Le clapier n'était pas terminé à Pâques.

Je m'accroche, je comprends, nous nous sommes rejoints quelque part, mais les vicissitudes ne sont pas loin: "plein bosses". Tout se bouscule, il y a trop de sons, trop de sens et pas de signification: "un un g bè a pas nous un pi", "un un garage bêtes a pas nous un pic"? "ma porte" / "m'apporte"?

"i a est a quoi ma porte (m'apporte?) porte ici, core un bout là-bas, est a va dedans un nous a où fait un un g bê a pas et nous un pi un massin i tapper et nous a porte fèrè"

Et c'est l'accident:

"un fini! i met a pourette devant, après a voiture est a cule, ie passe sur i tomber dedans vers la ranp pen. I tomber dedans purette,est quoi un volait? un volait est taper, lève, est commence, lève"

(Silence)

"Qui?" jaillissant, irrépressible, résume ma déroute. Bertrand, étonné, précise:

"a mami est commence, est lève, entend voir est lève est a lume e à haut"

Forest, toi mon fidèle compagnon à quatre pattes, que n'ai-je l'habileté du lièvre que tu pistes pour faire des bonds de côté au moment voulu: "volait" n'est plus de mise, c'est le "volet" qui tape ! et maman qui se lève.

hall en-pas i a lume est va est en-bas lume à hall, orage, est cat à le chamb à Sabine, le massin nous l'sait pas ou bien *vuitament* sait pas, est cat, rien!"

Qui ne voit rien ici ? Je ne le sais que trop. Celle qui cherche dans la nuit, sous l'orage dont les éclairs n'illuminent rien : c'est moi.

"attends, regarde"

Qui de nous deux l'a dit? Nos paroles se chevauchent, je ne démêle plus ce qui est de toi et ce qui est de moi.

En glanant j'ai rencontré : dodo, accident, voleur, Sabine, mami, bruit, orage, regarder. Mais quelle éprouvante marche de l'écouté à l'écrit pour récolter cette gerbe.

"maman" "là va e e et i a bouc i a lève, est tape où i a lève et et entend tout le monde taper"

Le bruit dans la nuit ! Quelles obscures réminiscences de terreurs et de curiosités enfantines !

"le papi est lève et et dit rien a mami, va bas et a oui co un touche, i est tousse, maman est tousse"

"Tousse" je propose à Bertrand : "touche". Qu'est-ce que j'ai touché qui a fait disparaître cette animation de ton visage, tu baisses la tête. Autre proposition : "elle tousse?". Aussitôt tu repars dans ton récit.

"oui, a oui! un volet que pas volet e pique a coup i taper, et i a non i a lève. (pause) "e touche" (pause) "i a lève, est a mami a lève, i a cat a pas un volet, *jaunapeas*"

Tu murmures quelque chose et je rudoie mon appareil comme ton bafouillage maltraite mes oreilles : en avant, en arrière, la bande défile. Rien ! je ne comprends rien à ce que tu marmonnes. Dépitée, je laisse tourner la cassette : rien ne vient.

"a mami a mis dans chamb nous sais pas, i a nous pas beaucoup a gadé tout à volets, quoi i a i a haut un est taper"

"chambre nous" : parmi les "un, i, est" indistincts, ce "nous" émerge comme permission d'exister hors de l'indifférenciation. Et je ne remarque que maintenant que le premier "nous" ("nous gou") m'avait échappé!

"ah, ah oui, est est gad est là-haut un un un voleur descend va vi. Ah tu sais i a co un pic, pic i a saute dans terre enco un pic sur la terre est a est un plaque i a saute ping sur dans terre, encore bien ça"!

Oh! oui Bertrand, c'est "encore bien çà" !

"Tu", ai-je bien entendu ? tu m'as dit: "tu".

Dans les premiers temps quand tu voulais distinguer "toi" et "moi" tu me désignais : "non-moi". Ne serait-ce que pour ce "nous" et ce "tu" ma peine n'est point vaine.

"ta court ta monte à caliers, derrière, entend youp i a saute krois pas dans terre" (silence) "est recommence là, est pas co ça"

 

Recommence Bertand, j'écoute.

"e est gad a pas a *bolène* un grosse à Maman, un grosse pas peur, rien, un grosse a mami est fait gros, rien, a voit pas un un l'air est dit, non pas l'air i voit pas, et mais i met i veut dire un un pas. <eh! là-bas> a tout un *bada* là i a pas fait vite et pas fait une porte, ee voilà un grosse un monte à haut encore un porte a ici là à la chamb entend, un pas un pas *....* est va au lit, bien!

Tu as enflé la voix, grosse, tu en as plein la bouche. Ta voix retombe, tu marmonnes, je ne discerne plus rien *....*. Et pourtant pour la première fois j'ai l'impression que tu rassembles tes idées, tes mots, en chuchotant avant de t'élancer ; ta voix fait le yoyo.

"est demain, un dimanche, est lève, est gad sous, e sous sous sous sous un ciment, i dit <mais un qui! un con! i va sur un ciment?> après i dit <oh oui i i vole un un lapin. est voit rien un lapins core tous là"

Je prends tes mots encore informes comme le "con" qui marche sur le ciment frais et y laisse sa trace.

"atèifa i a papi gâté i a bouche"

Papa, effacé à son habitude et dans ton murmure, vient réparer, recouvrir. Chez nous, le soir, en allant se coucher, on "bouche" les enfants qui se sont découverts dans leur lit !

"un un pas un pas, est va, derrière, i dit: <mais, un même pas à la gar-, un garage!> Est va oui là-bas est dit <est voilà core est va tout là-bas>, voilà en un oui un nolè va dans pensées pas sûr un pas, gad où est va, e va mètapatabo là-bas. Gad"

(silence)

Rappel d’un souvenir de Normandie : un sentier, nous le suivons dans l'air humide et chaud, et puis ces ronces, sans baies, impénétrables, qui obturent irrémédiablement le chemin. Ce tunnel, aux murailles végétales infranchissables, trouve ici sa fin. Ma volonté de poursuivre se déchire, comme se déchire ta parole, Bertrand, en sons qui s'effilochent. Tous deux nous sommes à bout. C'est le vertige, je rejette l'une après l'autre les clés des fantasmes que j'ai appelées.

Quand soudain, "nolè" prend figure, c'est "Noël", ton frère aîné!

Mais déjà ta voix vibre :

"est voit un pas est va dans maison et voit dans deux crous, un tout long, un *ch'ni* dedans, i balaie i mettre dedans un crou. Ah voit bien qu'on i marché dans un crou, bien , tak! un crou est a gad bien, voilà e tas est gad bien tout à place, rien, un tas, i a monte, <allo police!> oui ils sont là, a gad est, quand Papi a bouche a un pas dans dans ciment"

Dérisoires, comme le "cheni" (détritus) qu'on balaie dans le trou, dérisoires les mots qui jaillissent malgré moi, les mots de l'enquête, des mots de policier : "qu'est-ce qu'il a fait?"

"a Papi est est nos pieds a bouche un un pas dans ciment. A un pas sec core, a bouche bien. Le tas voit tout, allo police, gad, taktak, a core nous faut un part et va tout là-bas, est va la *patate* tout faut a part, hello police, [ta] voilà i a gad tout taktak et dit <après-midi est là?>"

(râclements de gorge répétés, entendus, narquois!)

On fait venir la police, mais on ne sera pas là ! Une deuxième fois je m'identifie au policier, je suis happée par le sort qu'on lui fait. Comme lui, j'ai été sollicitée par les tiens pour le méfait de ton langage, comme pour lui, c'est une absence narquoise qu'on offre à mes sollicitations d'entretien.

"i dit: <oh un Nolë et moi ici pas est nouveau pas là, faut est part>. I dit: <oh mais à pas bien passer quoi>, nous est, notre papi lui avoir, au mois d'août e tout e dans bus *...* on voit est fait photo. e peut pas i a part, epeut pas est fait tout, faut a part, pas part, allo tout, i commande tout, i faut a part."

Tu ne parles pas aux autres (tes enseignants depuis 3 ans disent n'avoir jamais entendu ta voix) ; moi, tu m'inondes aujourd'hui d'un dire dans lequel tu t'éclipses de telle façon que je ne puisse prendre de photo. Le langage utile, c'est celui du téléphone, "les commandes des clients", le seul qui mette ta mère en joie. Entre elle et toi, point n'est besoin de mots: vous travaillez ensemble avec acharnement, tu as du coeur à l'ouvrage, elle est fière de toi, tu ne parles pas, tu ne lis, ni n'écris ! La belle affaire, souci de pédagogue ; ton frère a attendu sa 12ème année avant de lire, sans intervention d'aucune sorte, alors...

"Papi a bouche"

Papa "bouche", recouvre, et moi je découvre.

Bertrand, aucun son de la langue française n'est rebelle à ton appel, tu maîtrises parfaitement toutes les inflexions de la voix : de la passion, au narquois, à l'égrillard ; tu murmures, tu grommelles, tu clames, tu gesticules ton message.

"a quoi nom pas"

Ces quatre petits mots de rien du tout "a quoi nom pas", cette demande que tu m'adresses de plus en plus, est-ce l'aube de mots que nous connaîtrons ensemble ?

​Chapitre 4 : Du dire au dit

Ainsi est né un texte qui maintenant paraît intelligible à celui qui vient de le produire. L’écoute répétée de l'enregistrement et de la vidéo ont fait se dégager du flot sonore et du mime des êtres qui se meuvent et s'interpellent. Ces personnages, tels ceux d'un rêve, évoluent dans un temps et un espace propres.

"un a un ou cat ou un maison un pas quoi c'est au un tas alors est donne a rent".

Dans cette séquence : qui a? qui ou quoi est où? qui regarde? qui ne sait pas? qui donne? qui rentre?

Et pourtant le tableau est clair : une famille attablée, c'est la fin du repas, un étranger arrive, demande un renseignement.

"un bodhomme a quoi ça un voleur?"

Est-ce l'interrogation d'un membre de la famille à l'arrivée du "bonhomme", ou une question qui, défiant le temps, se pose avant l'événement qui la suscitera ? C'est la nuit qu'on entendra un bruit et qu'au matin on découvrira les traces d'un voleur.

Comment comprendre ces plans de temps et d'espace qui tournoient tel un mobile et semblent échapper à leur auteur même?

"non a faux (silence) est recommence est pas comme ça"

Bertrand hésite sur les mots : il les précipite comme s'il devait combler la faille entre ce qu'il veut dire et ce qu'il dit ou se prépare à dire :

"est sou un massin a tout mangé un massin nous gou et mangé et un souper a pas quoi nom un souper"

Ton accablement, Bertrand, lorsque je ne n'ai pas accès à ta parole doit ressembler au mien face à la crevasse que j'ai tant de mal à franchir entre ton parler singulier, auquel je participe, et mon désir de le rapporter dans une manière de parler habituelle, compréhensible aux autres. Seul le sentiment d'évidence, cette sensation 'd'y être’, de cette globalité de compréhension -l’aboutissement de tout ce travail- va me permettre de faire ce saut hardi.

"un maison por un rent"

Pour moi, cette expression est tout-à-fait claire, elle plante un décor et un personnage : "une maison, une porte, quelqu'un entre"

mais déjà je m'interroge : comment suis-je passée de "rentre" à "entre"; le "bodhomme" qui arrive, ouvre la porte au moment où le repas familial est terminé, justifie cette rectification. Et de justification en justification, le sens prend le pas sur la forme : "quelqu'un ouvre la porte de la maison, entre".

Pour quelqu'un qui découvre "un maison por un rent" (et j'en ai fait l'expérience plus d'une fois) l'évidence n'est pas naturelle, elle n'est accessible que par la "prédigestion" de l'écoute que je lui présente.

"un a un ou cat où un maison un pas quoi c'est au un ta mais ça, alo est donne a rent"

 

Comment expliquer le passage à : "l'homme s'informe pour savoir où se situe la maison qu'il cherche ; elle est plus haute que les autres. On lui donne le renseignement, il part".

Ce sont les mots que j’emploie pour rendre ce que j'ai compris de ce que dit Bertrand. Cette transformation ne devient possible que si je passe par le stade intermédiaire: "un regarde un où regarde où une maison, un pas quoi c'est, haut un tas maison. Alors est donne a rentre."

Ce travail par étapes va à l’encontre des affirmations habituelles professant "le malade a dit" et qui masquent tout un réaménagement instantané dont nous n'avons cure, ni conscience quand nous citons un malade. Il serait pour le moins indispensable, lorsque nous citons un malade, de citer notre source, notes, souvenirs ou ...

"j'ai compris que le malade me disait..." / "je me souviens que le malade m'a dit que.."

On mesure ainsi toute la distance qu'il peut y avoir entre ce que je retiens en disant "le malade a dit..." et l'expression même du malade. L'affirmation formulée implicitement dans la récolte d'un dit, d'une parole, son utilisation comme document clinique ou comme exemple, masque entièrement tout le travail d'aménagement qui se fait dans le mouvement de compréhension. Mais que dire alors des formes stylistiques particulières et originales du malade qui sont rapportées ou citées ?

Comment décrire les réaménagements que nécessite la présentation en parler commun du parler singulier de Bertrand? Ce travail de fourmi, irréductible à une démarche logique, qu'exige cette transmutation, ne cesse de mêler les différents stades et ne peut éviter les redites dans sa présentation, malgré toute ma vigilance! Ma visée n'est pas de passer de l'informe à la forme, d'épisodes bousculés dans le temps à un récit bien structuré, mais d'écouter et de voir se révéler un Bertrand verbal, entre autres, que je ne connaissais pas. Le réaménagement en parler commun néglige et ajoute ; le grand danger est de se laisser prendre au piège de la forme par la lassitude que l'on peut ressentir face à ce que l'on appréhende comme un fatras de redites.

Je ne peux composer 'du Bertrand’. Je ne puis parler 'du Bertrand’ comme dans Tintin au Tibet :

"Eux pas savoir mais eux continuer. Moi leur dire eux petits poulets poltrons"

en revanche je peux dire :

"Moi finir bientôt, vous encore un peu patience"

La parole de Bertrand n'est pas de l'ordre d'une structure intelligible, grammaticale et commune. Elle n'est pas du ressort de la pensée claire ; elle est ressentie comme une parole mais les formes restent essentiellement idiopathiques. Si je ne prends pas soin de bien distinguer les étapes de réaménagement, je ne pourrai me souvenir que de ce que je peux rattacher au parler commun, en y greffant quelques particularités du parler singulier qui sont restées, ou qui reviennent dans ma mémoire. Mon travail me permet d'observer les caractères fondamentaux de l'expression de l'enfant, caractères qui restent inapparents sans ce travail.

Le parler de Bertrand n'est pas secret, il est originaire, pré-prédicatif. Présenter un texte respectant le parler singulier de Bertrand et rendu accessible à d'autres que moi par le réaménagement en parler commun est extrêmement astreignant. Chaque nouvelle écoute, relecture, fait surgir d'autres formes vraisemblables. C'est une expérience personnelle qui, raisonnablement, ne peut être acceptée par d'autres si l'on ne se souvient pas que, dans la formation d'une expression, d'une forme verbale en échec, il n'y a que des ébauches inachevées concomitantes avec d'autres, toutes restant du domaine du possible, ambiguës et flottantes.

Seul l'interprète-artiste (musicien, danseur, acteur...) devient, par un long travail, capable de présenter une oeuvre en la recréant dans son interprétation originale, toujours unique et surprenante. Mais ici, qui pourrait imaginer un interprète-scripteur recréant une telle parole inachevée, en ébauche, qui n'a pas acquis les propriétés d'une oeuvre d'art et reste inimitable. Il reste alors à interpréter le sens, ce qui est tout autre chose.

La transmutation de l'écoute à l'écrit est un chemin de la logopédiste dans son travail, analogue au chemin qu'elle parcourt avec l'enfant dans son ouverture au monde vers un "attends" qui débouche sur son affirmation d'autonomie, c'est-à-dire au moment où l'enfant a envie de précéder l'adulte dans sa compréhension en vue d'être son propre interprète. L'enfant se sent en genèse d'une parole libérée : c'est un mouvement où il se différencie, se distingue, sort de la participation confuse.

En séance, chaque difficulté est appréciée comme se présentant pour la première fois, même si elle a déjà été, à multiples reprises, matière à discussion et à recherche avec l'enfant. Je m'interroge devant et avec l'enfant sur la manière de pouvoir résoudre le problème posé par cette difficulté, sans renvoi à ce que nous aurions pu trouver antérieurement. Il ne s’agit pas de me référer à ce que je pourrais supposer qu'il connaisse déjà par ailleurs, puisqu'il ne peut y faire appel. Cette poursuite d'une clé qui permettrait d'éviter l'erreur, l'enfant la vit bientôt comme un jeu ; une idée surgit, et c'est "attends!". C'est lui maintenant qui conduit le jeu. Je suis alors celle à qui l'on raconte la bonne fortune d'une trouvaille.

C'est un chemin comparable que le passage de l'écoute à l'écrit m'a fait suivre. D'interrogations en issues, d'extravagances en probables, d'opacités en clartés, la compréhension hante ma quête, déserte les possibles pour accéder à l'évidence. Alternatives, mes humeurs retrouvent le doute un instant écarté, d'autres évidences s'imposent. "Attends!", d'autres sens, épars dans ce paysage, seront offerts par d’autres lecteurs.

​Appendice : Une histoire en cinq états

1er état : le brouillon

Ecoute de la bande audio/video, 1ère transmutation en phonétique et signes divers, qui révèle mes ébauches d'écriture et, telle un tableau surréaliste, porte les marques du paradoxe de compréhensions successives, voire contraires, mais d’où surgira pourtant plus tard le récit.

Ce brouillon de mon travail aurait été le bienvenu, mais, illisible pour qui ne l'a pas conçu, je m’abstiens de sa présentation.

2ème état : passage de l’écriture phonétique à une première écriture alphabétique.

3ème état : transmutation de mots complétés ou donnés sous une forme 'plausible’

por/porte, cat/regarde, massin/ machin

4ème état : les mots retrouvés, transmutation en langage commun

C'est cet état-là que l'on présente en public dans un compte-rendu de cas, ce qu'on propose ordinairement par "le malade a dit".

5ème état : le récit reconstitué dans son entier

_____________________________________________________

Voici un exemple des états 2 à 5 :

2ème état :

"est a commence un faut [faux?]"

"est attend [entend] un nuit euh un bodhomme a est va i souper"

"est i gou i soupé à la nouille oeuf, est sous un massin a tout mangé un massin nous gou et mangé et un souper, a pas quoi nom, un souper, i a ta i a un p"

 

3ème état :

transmutation avec mots complétés

4ème état :

langue commune

"c'est ça commence un faut [faux?]"

"c'est, ça commence il faut faire [j'ai dit faux?]"

est entend une nuit un bonhomme a est va i soupe"

"on entend une nuit un bonhomme, il arrive quand on va, quand on soupe (repas du soir)

"est i goûter i souper à la nouille oeuf, est souper un machin i a tout mangé un machin nous goûter et mangé et un mangé un machin nous goûter et mangé et un souper, a pas quoi nom, un souper, i entend i a une porte"

"on goûte, on soupe plutôt, des nouilles des oeufs, on mange quelque chose, on l'a tout mangé, je ne sais pas quel est le nom de ce qu'on a mangé. On entend le bruit d'une porte."


5ème état : le récit de Bertrand

Les mots en caractères gras sont ceux que j’ai dû rajouter pour rendre le texte compréhensible.

"C'est, ça commence il faut c'est faux(?). On entend une nuit un bonhomme, on est en train, on va, on soupe[1]. On goûte, on soupe, des nouilles des œufs, on est en train de souper un machin, on l'a tout mangé un machin nous l’avons goûté et mangé et un souper, je ne sais pas quel est le nom de ce souper. On entend le bruit d'une porte. Quelqu'un ouvre la porte de la maison et entre ; quelqu'un dit: <qui est là?>. Il parle l'homme, il dit: <Où est la maison que je cherche, où est-elle je ne sais pas>. L'un dit: < qui est ce bonhomme mais c'est ça, un voleur?> L'un regarde, l'un demande <où?>, regarde <où est cette maison?>. Je ne sais pas ce que c'est. Un tas de maisons, il y a une maison haut [2] . Alors quelqu'un donne le renseignement. Le bonhomme rentre chez lui. Tous faisons dodo après ça. Voilà."

(Silence)

"Attends! On a fait un machin, un clapier. C'est samedi, on a fait un machin sous.... Non, c'est faux! On commence un samedi. On a fait un clapier sous le garage à voiture pour les lapins, ait pas fini à Pâques; on a bossé [3], on a beaucoup bossé. On a fini. On a fait une porte, il y a une porte ici encore un bout plus loin, on peut entre. Où nous fait la porte, creuser avec un pic, un machin pour taper, est terminé. [4] Il met la brouette devant. La voiture recule, elle passe sur. Il tombe dans brouette. C'est quoi ce bruit, un volet qui tape? se lève, ça commence".

Je demande : "Qui?"

"C'est Mamie, elle commence, elle lève, elle entend, va voir. Elle se lève, allume à l'étage du haut; allume dans le hall en-bas : un orage. Elle regarde chambre Sabine. Ce qui tape, on ne le sait pas. Elle va vite en-bas et regarde: rien."

Chevauchement de paroles

(Bertrand / moi) "Attends, Regarde"

"Maman va là, elle est debout, où quelque chose tape, elle lève. Tout le monde entend taper. Papa se lève, il rien à Mamie, [il dit à mamie qu'il n'entend rien ?], il va en-bas. Et ah oui, encore quelqu'un tousse, il est en train de tousser, Maman tousse. Oui, c'est ça! Maman tout-à-coup: <est-ce que ce ne serait pas un volet qui tape?>. Non, elle lève, elle entend papa se lever, elle regarde en-bas, elle entend pas de volet taper en-bas. Maman regarde dans notre chambre.

Nous sait pas ce qui se passe. Papa court; il regarde e tous les volets , un qui tape. Ah oui, il regarde un voleur, il descend vite. Ah tu sais il a encore un pic, pic [5] il a sauté dans la terre, c'est une plaque, comme ça *ping* dans la terre. C'est encore bien ça. Tout-à-coup on monte les escaliers derrière, on entend *youp* il a sauté dans la terre, il a fait trois pas dans la terre.

(Silence)

"è" recommence, c'est pas comme ça. Elle regarde s'il n'y a pas un qui volait. Il y a un gros Lair (éclair), un gros. Maman a pas peur, rien, un gros. Un éclair elle dit, elle va en-bas; elle descend. Mais il veut dire Papi il dit: <Eh là-bas !>; d'un homme, mais il a pas vite. Il ouvre une porte, il n'entend rien. Alors on va au lit. Bien!"

"C'est demain un dimanche. Papa se lève, regarde le ciment qu'il a fait hier. Il dit: <Mais qui, quel est le con qui a marché sur le ciment?>. Après il dit: <oh oui, il a volé un lapin>; il va regarder, ne voit rien. Les lapins encore tous là."

"Attends, Papi voit que quelqu'un a passé, où il bouché, une trace de pas. Il va derrière vers le garage et dit: <Mais il y a une même de pas vers lgarage> il va aussi là-bas et il dit <et encore tout là-bas. Dans la plate-bande de pensées Noël aussi de pas, pas sûr que ce soit une trace de pas. Il va a plus. Il regarde."

(Silence)

Il voit un pas, il va dans la maison, il voit dans deux trous dont un tout long, il balaie et met le *cheni* dedans.Ah! on voit bien qu'on a marché sur l'un des trous. Bien! *tak*! Il recarde tout en place. Il monte téléphoner <Allo Police!>. Oui, ils sont là,. Ils regardent le ciment que Papa avait fait quand il a *bouché* [6] un pas. Le ciment pas encore sec. Il a bien bouché le tas. Les policiers regardent tout, mais il nous faut partir: on va là-bas ramasser les pommes de terre, tous partir. Voilà les policiers regardent, disent: <serez là après-midi?>u'un dit: <Oh Noël et moi pas ici, de nouveau il nous faudra partir>. Les policiers: <Mais c'est pas bien, on peut passer quand, photo?>. Nous et notre Papa on doit mettre dans la camionnette. On ne peut pas on part, on doit partir. Les clients (de la ferme) ont téléphoné, ils ont commandé, il faut partir.

 

[1] Souper: repas du soir

[2] Bertrand indique par gestes le "tas" de maisons d'un côté, de l'autre la maison haute.

[3] Bosser: travailler

[4] Bertrand passe sans transition de la construction du clapier à l'événement de la nuit!

[5] "Pic" : bruitage accompagné d'un geste pour montrer la chute.

[6] "Bouché": recouvrir.

 

 


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