Les séminaires de Toulouse

 

                                                                                                                                 Marie-Mad Christe-Luterbacher

                                                                                                                                                                        décembre 2020

 

Avant-propos

 

            En 1993, un ami, le docteur Mazone, neuropsychiatre à Toulouse, m’a proposé des rencontres avec un groupe d’orthophonistes d’une institution dans laquelle il travaillait. Madame Germaine Semanaz, l’une des orthophonistes de ce groupe, a été mon interlocutrice pour préparer nos quelques séminaires échelonnés sur trois ans. Ces ateliers ont permis des échanges d’expériences, les nombreuses questions soulevées à propos des troubles du langage oral et écrit sont à l’origine de ce texte. Après cinquante-cinq ans de parcours professionnel, j’ai trouvé intéressant d’insérer l’avant et l’après de ce passage dans la Ville rose. Ces réflexions sont devenues en quelque sorte le journal de mon parcours de psychologue-logopédiste.

Dans les propos qui suivent j’oscille forcément entre ‘nous’ et ‘je’ ayant, jusqu’en 1985, toujours travaillé en équipe pluridisciplinaire. Par ailleurs, les sujets abordés ne sont pas forcément présentés selon une chronologie rigoureuse. J’ai aussi écarté certains thèmes, tel celui d’une prise en charge en logopédie d’adolescents, d’aphasiques ou d’enfants aux pathologies physique et/ou mentale sévères, qui pourront être abordés dans un autre contexte.

 

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Toulouse, mai 1993 : de la faute à « moi tout seul ! »

 

Première rencontre

Un exposé théorique ? Tant de spécialistes proposent leurs théories, ont publié des ouvrages, que je ne saurais, de ma province, vous présenter une nouvelle version que je n’ai d’ailleurs pas élaborée. D’autant plus que la théorisation ne fait pas partie de mon ‘plaisir de logopédiste’.

Un exposé pratique ? Je le conçois comme la présentation de phénomènes observés à même la situation avec un enfant ou un adulte.

Pour faire connaissance, j’ai choisi de vous raconter mon cheminement, mes interrogations de psychologue - logopédiste.

Je dois préciser que, dans mon activité, en tant que psychologue-logopédiste, je n’ai pas travaillé avec des patients malentendants ou sourds. Mon expérience dans ce domaine se résume à une initiation au Cued Speech et à la Langue des signes. Mais il va de soi que toute prise en charge, dans ma consultation, a débuté par une vérification de l’audition et de la vision. Au moindre doute, le patient a été orienté vers une consultation médicale spécialisée.

Quelques points de repères : en pensant à notre rencontre j’ai eu envie de vous présenter en vrac et sans prééminence des notions qui apparaîtront au gré du récit et qui sont devenues essentielles pour moi : situation / cadre / observer / entendre le dit et le non-dit / comprendre / se comprendre/ être ouvert à l’inattendu / partager un plaisir / décrire / chercher / savoir attendre/ découvrir.

Ces termes usuels peuvent étonner par leur banalité et pourtant, pour moi, ils n’ont pris leur dimension fondamentale qu’après un long parcours. Tels ces infinitifs (chercher, comprendre, jouer, etc…) qui disent bien que nous sommes en dehors de la notion enseignant-enseigné, du séparé, mais ensemble, pour chercher, se comprendre, avoir du plaisir, etc.

 

Mes tâtonnements de praticienne

Mon premier contact avec les troubles du langage date de mai 1967. Un des premiers rééducateurs en Suisse était alors Francis Kocher (1966 : Rééducation des dyslexiques). Il travaillait au Service d’observation des écoles, Office de l‘enfance à Genève, où j’avais été engagée, d’abord en qualité de stagiaire, puis d’assistante psychologue. Francis Kocher me confia la tâche de répétitrice des leçons qu’il donnait.

C’est ainsi que je fis la connaissance d’Anne, adorable fillette de 8 ans. Je pense que c’est en partie grâce à elle, que mon intérêt pour les troubles du langage a germé.

Anne et moi nous trouvions devant des listes de syllabes, de mots à répéter, en lecture et sous dictée, tâche rébarbative s’il en était pour nous deux ! Ce travail s’est mué en jeu de découverte de mots dans lesquels se trouvaient les syllabes, Anne écrivait la syllabe et moi le mot trouvé. Pour les mots, c’était une association d’idée : ‘tomate – salade’. Pendant qu’Anne écrivait ‘tomate’, j’écrivais ‘salade’. Nous n’écrivions, sur le cahier de devoirs que la tâche demandée. Cette complicité nous a permis de parler de ce qui la préoccupait. A la fin de nos séances, j’ai reçu une lettre de sa mère me remerciant pour l’aide apportée à Anne, son comportement s’étant modifié aussi bien que son intégration scolaire. Cette lettre je l’ai encore et elle m’a beaucoup aidée dans mon orientation professionnelle.

Dans les débuts de la profession d’orthophoniste, il s’agissait, à propos du langage de l’enfant amené en consultation, de saisir ce qu’il y avait d’erroné dans son langage. Nous dressions un inventaire de ce qui n’était pas conforme aux productions attendues, c’est-à-dire, en référence au langage de l’adulte (le langage normé de la grammaire) puis il nous appartenait de corriger ces fautes. Nous nous imaginions, en faisant passer ces épreuves, que nous pouvions non seulement dresser un inventaire des erreurs et des échecs, mais, également, mettre en évidence et démontrer les mécanismes sous-jacents qui présidaient à la faute. Dans cet esprit-là, scientifique et rationnel par excellence, nous pensions, une fois la faute mise en évidence, que nous pourrions remonter à son origine dans les prérequis nécessaires à son explication et à sa correction.

Devant ce fait, énumérer des erreurs avec la perspective de les corriger, nous avons ressenti peu à peu une grande insatisfaction. Nous nous sommes demandé ce que nous faisions et ce que nous corrigions. Nous étions face à des problèmes qui, une fois la porte ouverte sur ce questionnement, se sont multipliés à l’envi.

 

Les prérequis

Une grande partie de la méthode de travail reposait sur des listes de mots à répéter, des images à dénommer, et consistait à faire passer des tests de langage (oral, écrit). La base des troubles était censée reposer sur diverses fonctions : motricité bucco-linguo-faciale (b-l-f), orientation spatiale et temporelle, rythme, etc. sans oublier perception, rétention auditive-motrice, reconnaissance de différents sons de la parole, modèles issus du langage écrit.

A propos de la motricité bucco-linguo-faciale, la position exacte de la langue était requise. Dans une boîte de matériel à disposition des logopédistes, il y avait, pour parvenir à cette fin, des guide-langue. L’otorhinolaryngologue préconisait assez fréquemment de couper le frein de la langue lors d’un sigmatisme (avoir un cheveu sur la langue !). Dans d’autres cas, la langue elle-même était sujette à opération, jugée trop grosse, alors que cet organe mou n’a pas une forme déterminée !

Pour mémoire, comme l’écrit Robert Christe dans « La parole comme principe de la clinique » (Société Jurassienne d’Emulation -Actes 1994) : les grammairiens latins, tel Quintilien, connaissaient bien les vices de langage (vitia oris et linguae), ils disaient qu’il est impossible de les décrire (inenarrabiles soni) et que ces «accidents de la phonation» ne peuvent pas être représentés par l’écriture (et illa per sonos accidunt, quae demonstrari scripto non possunt). Il était déjà impérieux de corriger ces « accidents » - insaisissables sans autre justification que d’obtenir une «prononciation épurée et agréable, dont la qualité ne peut se manifester... que par l’absence de ces vices» ! Une allégorie du Vème siècle, qui a dominé tout le Moyen Âge, représente la Grammaire, première grande dame des arts libéraux, sortant de son coffret «un bistouri pour élaguer les fautes de prononciation», puis «une médecine piquante à appliquer sur la gorge lorsqu’elle expire l’air abject d’une prononciation déficiente», enfin «une lime avec laquelle elle nettoie les dents sales, les troubles de la langue et tous les immondices ramassés dans la ville de Soles», dont les habitants étaient réputés souffrir de certains troubles de langage, les solécismes.

Aujourd’hui nous pouvons encore trouver :

« S’il s’agit d’un trouble d’articulation, l’orthophoniste doit alors vérifier que l’enfant a bien la maturité nécessaire et les possibilités motrices d’exécuter les phonèmes entachés d’erreurs… L’orthophoniste doit obtenir la rétention et l’émission exacte de syllabes, puis d’associations de syllabes, enfin de mots faisant partie du vocabulaire compris par les enfants… dès que les phonèmes sont répétés justes sans l’aide d’un guide-langue, il faut obtenir que des exercices quotidiens soient pratiqués à la maison, pour que la bonne prononciation passe dans la parole courante… ». Citation tirée d’un article récent dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Orthophonie).

 

Remise en question des prérequis

Inutile de vous dire que ces directives démontrent pleinement tout ce que nous avons d’abord abandonné, puis rejeté fermement au cours des années.

Un simple exemple : je n’ai jamais donné de « répétition ou devoir » à faire à la maison. Pour la première raison : les devoirs se font trop souvent à la dernière minute si ce n’est avec mauvaise humeur – de la mère, de l’enfant, parfois des deux – et dans la précipitation. La parole ne doit pas être une occasion de conflit entre parents et enfant, mais une possibilité d’échanger, d’entendre un parent qui lit une histoire, de raconter ce qui est important, etc. D’où imaginez ma surprise quand, à plusieurs reprises, des mamans m’ont dit en souriant « il/elle a bien fait ses devoirs » ! Ébahie, je demande quels devoirs ? La maman : « Le soir dans son lit, il s’amusait à dire des mots ; dans l’auto il voulait qu’on joue à trouver des mots avec /R/, etc. ». Aucun enfant ne m’a jamais parlé de ces exercices auxquels il s’adonne à la maison. Quand je m’extasiais sur un magnifique /R/ dans un mot au cours d’une conversation, j’entendais : « moi tout seul !». Eh oui ! Tu l’avais fait tien.

Le problème des prérequis donnés comme ‘mécaniques’ nécessaires, passage obligé pour parler correctement nous a longuement préoccupés. D’ailleurs, chez un enfant, la motricité b-l-f peut ‘fonctionner’ parfaitement ou non.

Un enfant a fait la remarque suivante à une étudiante en logopédie qui s’impatientait devant la passivité d’un enfant lorsqu’elle travaillait une position de la langue à l’aide d’un guide-langue : « mais enfin bouge ta langue ! ». L’enfant réplique : « ce n’est pas ma langue, c’est la tienne, c’est toi qui la fais bouger ». Le guide-langue écarté, l’étudiante demande à l’enfant de proposer sa manière de faire pour attraper le son cherché, et s’ensuit un jeu de mouvements et d’essais sans contrainte.

Une remarque fréquente des mamans « pour les gros mots il n’est pas en retard ».Au cours d’un jeu : / mEd/ dit Julien. Je lui demande : « prête-moi ta main » je la porte à ma gorge et prononce un ‘merde’ au /R/ bien accentué. Immédiatement Julien reproduit ce ‘merde’ de la même manière. Après félicitations, proposition de trouver d’autres mots qui pourraient remplacer ‘merde’ si nécessaire : zut, loupé, etc. Avons-nous forcément besoin d’étudier un /R/ isolé ou en syllabe ?

Les prérequis nous amenaient à faire appel à des explications, des interprétations, en introduisant une causalité mécanique, une hiérarchisation. Une démarche rendant plus difficile l’observation spontanée, limitée par ses impératifs.

Un exemple parmi d’autres : un garçon de 9 ans m’est envoyé par son pédiatre pour un trouble de la motricité b-l-f et, par conséquent, pour un trouble du langage. Lors de la première séance, prise de contact, je m’aperçois en effet que Jean a la lèvre supérieure tirée vers le haut du côté gauche. Jean me parle surtout de ses difficultés scolaires, en lecture et écriture. En venant rechercher son enfant, la mère évoque le caractère violent de son époux. Lors de la deuxième séance, l’évidence est telle que je ne comprends pas mon aveuglement. La mère a été opérée d’un bec de lièvre. Au cours des séances, aborder ce problème avec Jean, ainsi que les violences conjugales auxquelles il assiste, a été un soulagement pour lui ; le trouble de la motricité b-l-f a disparu. Les autres difficultés ont mis plus de temps à se résoudre.

Peu à peu, le doute quant à la fiabilité de ces prérequis s’est installé ; absents, tout se passait parfois comme s’ils étaient présents et vice versa, du moins était-ce notre impression.

 

Enregistrement en audio

En parallèle à ce doute nous apparut l’évidence d’énormes difficultés à noter et à nous souvenir avec assez d’exactitude des phénomènes de langage. Comment se souvenir des inadéquations et des productions inattendues ? Comment aussi les mettre en regard d’autres, adéquates celles-là, mais n’ayant pas fait l’objet d’une vigilance spéciale, ou d’autres encore, rétablies par nous, sans ‘conscience’ aucune de l’avoir fait ?

Rappelons ce que signifient :

orthophonie = ortho: droit / phonie: son

logopédie = logos: parole / paideia: éducation

En 1960 paraît le premier volume de Suzanne Borel-Maisonny : « Langage oral, Langage écrit ». Les premières formations en orthophonie s’appuient sur son approche d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, une méthode phonétique et gestuelle consistant en signes arbitraires, parfois proches de la forme de la lettre (exemples : trois doigts posés sur la table pour le /m/, pouce et index se touchant pour former le /o/). Cette technique part de l’enseignement des voyelles, puis petit à petit des consonnes avec leur passage par le geste de la consonne à la voyelle : /mo/. D’où notre titre /pa,pe,pi,po,pu/page 14.

En 1973, une modeste formation en logopédie est créée, sous la responsabilité de l’Université de Berne, au sein du service dans lequel je travaille, avec pour monitrices deux personnes formées dans l’optique de la rééducation : son (lettre), syllabe, (mot, phrase).

Cette même année notre grand luxe fut d’acquérir un enregistreur, un Revox de grande taille. L’acquisition de moyens techniques est banale aujourd’hui, mais à l’époque cela ‘ne se faisait pas’ et en parler dans le cadre de notre travail faisait frémir, bien que l’observation par des tiers au travers d’une vitre sans tain fût pratiquée !

Nous avons commencé par enregistrer des moments de séance bien préparés, ceux du bilan classique de langage. Nous réécoutions alors la bande enregistrée en prenant des notes. En résumant pour nous-même, en présentant à d’autres le compte-rendu de notre examen, nous nous apercevions alors de la faille qui existe entre ce que nous disons du langage de l’enfant et notre souvenir (impression ? réalité ?) sans que nous puissions d’aucune façon le préciser.

C’est ensuite l’enregistrement en continu de toute une séance, sans choix d’un moment particulier et préparé.

Première surprise : en-dehors des moments de tests, ce que nous entendons est à certains moments tellement confus (bruitage de manipulation du matériel, exclamations, commentaires sur on ne sait quoi) que de multiples réécoutes du passage sont nécessaires. Ces passages de parole spontanée ne sont souvent que fragments difficilement analysables. Les réponses à des tests présentent elles aussi des variations parfois surprenantes.

Deuxième surprise... et déception ! En écoutant la bande ce n’est pas l’enfant et son langage qui me surprendront le plus, c’est moi-même ; j’ai un sentiment d’étrangeté face à ma parole, à ma manière d’être… je suis en représentation ! Le micro n’est pas un objet neutre, c’est un censeur, je me sens en examen, je me surveille, je ne suis plus à l’abri des ‘questions tests’. Je multiplie le nombre des séances enregistrées, mais le fait de déclencher l’enregistreur renouvelle la crispation ; le fait que nous débutions une formation de logopédistes aggrave la situation. Je me sens toujours en demeure de montrer, ou de démontrer quelque chose, ne serait-ce qu’à moi-même. Trop de risques !

Je n’en prendrai donc qu’un : il est de taille, mais c’est le seul qui me permettra de concilier à la fois la spontanéité souhaitée et la possibilité d’observer, d’analyser le langage dans toutes les situations : je vais enregistrer intégralement toutes les séances. Du moment où l’enregistreur a fait partie intégrante du familier de la séance, qu’il s’enclenchait comme le matériel se posait sur la table, sans soucis de savoir s’il allait être utilisé, il n’a pas eu plus d’importance que les notes prises en fin de séance, qu’on relit ou ne relit pas, qu’on présente ou non.

 

Multiplication des approches

En 1975, la formation dispensée dans la partie francophone du Canton de Berne (cours et travaux pratiques) acquiert un nouveau statut : 4 ans d’études se terminant par un diplôme universitaire de logopédie-clinique. Dès le début de leur cursus, les étudiantes (rares étaient les candidats masculins dans cette profession!) participent à la consultation. En 1978, l’Université de Berne transfère la formation et ouvre la Division de logopédie-clinique à la Faculté de médecine. Pratique et théorie sont toujours liées, notre horizon s’élargit dans maintes directions.

Nouvelle interrogation surgissant de cours de plus en plus développés et techniques. Par exemple en phonétique, il n’était principalement tenu compte que de la production de l’enfant appréhendé comme sujet. Toute l’analyse du langage reposait en grande partie sur des conceptions théoriques, tout comme nous le découvrions identiquement pour la linguistique, puis ultérieurement pour d’autres domaines (pragmatique, analyse du discours, etc…). Les modèles qui nous étaient proposés nous offraient des tableaux de sons, d’une parole hors contexte, impliquant la consigne de ‘travailler’ ce qui n’était pas conforme au modèle attendu. Le plus usuel de ces modèles est la grammaire : les fautes, c’est ce qui ne fait pas partie de la grammaire. Alors on définit le trouble du langage parce qu’il ne fait pas partie du modèle.

Il est très important de faire ici la remarque suivante : ce n’est pas le modèle, la technique, voire même le test qui, pour moi, sont au premier plan ; le primordial est l’adulte en rencontre avec l’enfant (ou l’adulte dans certains cas : voir l’exemple de Monsieur Luca dans Carnets de Route). Je me souviens avoir admiré cette qualité de rencontre, dans un cours de psycholinguistique, entre un enfant et Jean-Paul Bronckart, professeur de psychologie. La présence des auditeurs s’était estompée, l’enfant et Jean-Paul ensemble manipulaient avec intérêt deux petits personnages, avec une liberté qui paraissait bien présente dans cette rencontre. Dans cette expérience, il s’agissait d’action et de verbalisation d’action : garçon pousser fille / fille pousser garçon / fille garçon pousser, etc.

Une nouvelle technique, la vidéo, s’offre à nous, sous la forme d’un UMATIC imposant. L’enregistrement audio, s’il nous permettait de transcrire l’entendu - et avec des obstacles comme nous l’avons vu - ne nous donnait pas de renseignements sur ce qui était un thème à la mode, la communication mimo-gestuelle ; il était une fois encore aléatoire de nous appuyer sur nos souvenirs, en dehors de quelques gestes dans des situations bien précises, très limitées (ex : un enfant voyant l’image d’un serpent et faisant un geste de retrait).

Avec la vidéo, nous vécûmes les mêmes expériences qu’avec les bandes audio, compliquées cette fois par la manipulation d’engins volumineux et nécessitant un technicien opérant dans le bureau (il faudrait encore mentionner ici le problème de deux caméras, mais ceci nous porterait trop loin). Ce fut encore un début déprimant ; je souffrais de la présence de ce voyeur à œil de cyclope, de cet opérateur qui s’emparait de points de vue fragmentant notre rencontre, notre participation, à l’enfant et à moi-même. La réaction fut rapide : l’opérateur disparut et l’ingéniosité d’un technicien nous permit de réduire au minimum l’encombrement de l’installation. Les séances furent dès lors enregistrées systématiquement.

 

Que faire des données recueillies ?

Ces enregistrements nous ont permis de nous pencher sur le problème de la gestualité. Ils facilitaient également l’étude des recherches qui nous étaient proposées par la psycholinguistique, la pragmatique, etc… dont la théorisation définissait préalablement les points de vue de notre observation. Dès lors, nous avons fait de nombreuses analyses en partant de grilles élaborées pour chacun des domaines que nous voulions explorer. Ces démarches sont présentées dans « La parole troublée » (éditions puf, collection le Fait psychanalytique).

Ce travail n’a pas été vain, dans le sens où il m’a obligée - entraînée à observer et à travailler à partir de points de vue différents - à reprendre à maintes reprises le même passage pour envisager un autre aspect ; l’aspect phonétique, lexical, psycholinguistique, mimo-gestuel, psychodynamique… Le risque de tomber dans la théorisation, de séparer, était là ; l’enfant n’était plus un tout ‘unitaire’ mais une somme de fonctions, il était dissocié de son être.

Il était tentant, nous y avons succombé, de penser que par les tests et les analyses nous pouvions accéder au plus près des prérequis nécessaires à l’acquisition du langage, au trouble du langage lui-même et à son traitement le plus efficace possible. On ne peut qu’être frappé de la persistance de la recherche d’une explication, une causalité que l’on veut cerner et démontrer scientifiquement. C’est une démarche dont on ne peut se défaire ! Cette option fait partie de notre esprit et nous ne pouvons pas éliminer cet esprit de causalité de notre manière de réfléchir.

Dans le travail d’analyse à partir de grilles, le centre de la recherche est la grille ; la transcription de l’enregistrement n’est qu’un moyen de parvenir à la remplir, ce n’est donc pas l’important, c’est ce que l’on va en faire qui importe. Et ceci est tellement vrai que pendant bien des mois nous avons tout simplement éliminé le fait que ‘la faute’ que fait l’enfant peut être entendue par une personne d’une certaine manière et d’une autre par une autre personne. Exemple : trois logopédistes ont décrypté l’histoire racontée par un enfant avec des variations de termes minimes. Le même enregistrement proposé à un phonéticien a donné un récit différent avec une modification impressionnante des personnages. Cette dimension nous avait tout à fait échappé.

 

« Que faites-vous de tout ce travail ? »

C’est la question qu’on ne manque pas de me poser systématiquement. En raccourci, je dirais que ce travail m’a permis de passer d’une manière d’être avec l’enfant à une autre, d’une conception de traitement à une autre, c’est-à-dire de faire le chemin inverse de celui présenté dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale (EMC). Au début on fait produire l’enfant, on attend quelque chose de bien précis, on sait ce qu’il doit dire, le traitement reprend les rubriques de l’examen, c’est-à-dire du plus simple au plus complexe.

Dans ma démarche, par le biais de l’observation, de la transcription, c’est le langage particulier de l’enfant - alors que je ne sais pas ce qu’il va produire - qui me guide. Ce langage n’est pas confronté au langage adulte ‘accompli’, mais à ma compréhension et à son propre langage. Parfois la transcription peut être ardue dans le cas d’une parole particulièrement difficile à comprendre. Le récit « Comprendre une parole troublée » décrit le parcours de ce travail. Je pars donc de ce qui est et non pas de ce qui devrait être. Mon objectif de vouloir corriger le trouble du langage en partant des ‘prérequis’, est devenu celui d’observer cette parole et pour ce faire, l’étudier dans toute sa spontanéité, dans tous ses aspects et son contexte.  L’observation devient comme un jeu : jouer ensemble, être amené à faire ensemble, commenter ensemble l’activité en cours, mettre en mots. ‘Ensemble’ prend toute son importance. Nous reviendrons sur ce sujet à partir d’une de vos questions à propos du jeu des petits chevaux (voir plus bas).

Si je ne fais pas régulièrement l’exercice de la transcription qui m’astreint à la compréhension, à la surprise, à l’inattendu, à l’ambiguïté, je retombe dans l’automatisme de la causalité ; me remettre dans la faille, dans précisément ce qui échappe à la causalité, me permet de découvrir le mouvement au lieu de m’appuyer sur le fixé. Je peux happer, saisir au vol, le mouvement à sa naissance, lui donner forme, au lieu d’imposer d’emblée une forme et exiger que le mouvement s’y coule. J’ai observé, et je remarque encore que dès que je replonge dans la causalité, c’est que quelque chose est bloqué ; c’est le temps où le traitement n’avance plus, le mouvement se fige (je me rappelle la demande pressante des étudiantes ‘d’une technique’ lorsqu’elles se trouvaient dans cette situation). La causalité sépare, je perds ma spontanéité, il n’y a plus un ‘ensemble’ nous permettant d’être partenaires, mais celui qui sait et celui qui exécute ce qu’on lui demande.

Se remettre dans la faille en transcrivant, faire à nouveau ensemble, avoir du plaisir à chercher et apprendre un jour par la mère de l’enfant que celui-ci - aux dires de l’entourage le plus souvent - « parle beaucoup mieux » m’apporte un regain d’énergie. La mère m’avait déjà mentionné le fait que, depuis qu’il venait en consultation, son enfant aimait jouer et pouvait s’amuser à des jeux, avec d’autres enfants, sans qu’il s’ensuive disputes ou cris, que non seulement il dessinait maintenant, mais que ses dessins étaient beaux ! Et sur le ton de la confidence, elle me disait que toute la famille devait participer aux jeux de langage proposés par son enfant !

 

Ouverture à l’imagination

Je suis étonnée du temps qu’il m’a fallu pour acquérir cette liberté, modeste certes, de ne plus dépendre de grilles et de théories. Et pourtant l’enseignement pluridisciplinaire de la logopédie-clinique est un fondement indispensable, sans ces connaissances il n’y a pas de liberté possible : « celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas, fuis-le » (extrait d’un proverbe chinois). Cette liberté que je puis me donner aussi en séance, où j’essaie de comprendre les formes verbales de l’enfant, dans un échange où le seul critère est l’intérêt de chercher, de confronter nos propositions, comme dans les jeux il s’agira de découvrir le plaisir du jeu et non celui de gagner au final. Je ne triche jamais pour faire gagner l’enfant, mais je partage mes gains ; l’enfant même le plus avide, peut aussi trouver plaisir à ce partage qu’il fait un jour à mon étonnement pour prolonger le jeu.

Un exemple : la méthode gestuelle d’apprentissage du langage de Suzanne Borel-Maisonny est encore appliquée, en France particulièrement. Si je rejette sa conception dans sa systématique, j’en retiens l’esprit dans le mouvement, deux sons reliés par un geste. J’ai proposé à Julien de ressentir la vibration du /R/, suivi de la main qui s’éloigne - était-ce le /d/ ou un rejet du mot /meRd/? - et ce dans un contexte spontané.

 

« Vous avez parlé de formation de logopédiste bilingue ? Comment est-ce possible ? »

            Cette particularité est née de deux expériences et surtout de deux situations géographiques et politiques.

- Première expérience : au cours d’un stage à Cambous* (Hérault, France), en tant que psychologue, j’ai dû évaluer les capacités d’enfants émigrant sans leurs parents, à s’intégrer dans leur futur pays d’accueil. À leur arrivée au camp, ces enfants venant de différents horizons, parlaient soit l’arabe, quelques-uns le français, d’autres l’hébreux, langue qu’ils devaient tous apprendre. Il s’avéra possible pour moi de les comprendre par l’intermédiaire de gestes, de dessins et de mots glanés pendant les pauses ou les repas. Cet échange de deux apprenants était aussi l’occasion, pour l’enfant, de me dire ses peines, son angoisse d’être séparé de son frère/sa sœur, si l’un des deux partait avant l’autre ! Ce qui m’a beaucoup étonnée et intéressée, c’était les jeux et les rondes utilisées par les enseignants pour apprendre aux enfants la langue de leur futur pays. Des mots appris en classe étaient repris dans la cour, sous la forme de chants dansés en ronde. Je les regardais chanter et danser de ma fenêtre, et aujourd’hui encore, certaines ritournelles me reviennent, même si pendant des années je n’y ai plus du tout pensé ! A noter que les tests d’évaluation, conçus pour des occidentaux, ne comprenaient aucune partie verbale !

*Maison d’Enfants, agence juive pour la Palestine, département pour l’Aliah des jeunes, office pour l’Europe

- Deuxième expérience : lors d’une première séance, un garçon de 10 ans vient accompagné de deux dames ; l’une se présente comme assistante sociale et m’explique que la mère ne parle pas le français, uniquement le turc. Aylan a un trouble de prononciation dans sa langue maternelle. Ne parlant pas cette langue, je doute de pouvoir l’aider, mais l’assistante insiste et je propose d’essayer. Je demande à Aylan de me dire des mots turcs qui posent problème pour lui et je les répète. Nous voilà maintenant deux apprenants : pour ma part, l’apprentissage de sons de la langue turque, pour Aylan l’apprentissage de la correction de ma prononciation défaillante. Mes essais sont l’occasion, pour Aylan, de me parler de ses difficultés scolaires, ce qui deviendra un thème de nos séances. Un an plus tard, je revois à nouveau les deux dames qui me remercient avec effusion : Aylan parle parfaitement sa langue maternelle, ses difficultés scolaires ont disparu et il peut entrer à l’école secondaire.

Lieux et politique : un problème s’est d’emblée posé dès que notre formation en logopédie-clinique s’est déplacée, pour des raisons politiques, vers un autre canton. D’une région francophone nous étions passés – à l’Université de Berne – dans une partie germanophone ! Aucun problème concernant les cours des professeurs qui venaient de Suisse, de France, de Belgique : l’enseignement continuait à se donner en français, l’entraide permettant à toutes les étudiantes de suivre les cours. Les étudiantes de langue française ont pratiquement toutes trouvé, dans les environs francophones de leur domicile, des logopédistes les acceptant pour un stage dans leur consultation. Il n’en fut pas de même pour les étudiantes de langue allemande ; si certaines ont pu trouver des places de stage près de chez elles, l’otorhinolaryngologue responsable des orthophonistes dans les écoles de la ville a refusé nos stagiaires : « elles ne connaissent pas les comptines de notre région et c’est indispensable pour une orthophoniste ». Sans commentaire !

Pour sa part, le responsable des écoles du canton francophone refusait que les enfants du lieu soient des cobayes si la stagiaire était germanophone. L’Université a donc loué une partie des anciens bureaux du service dans lequel je travaillais pour me permettre de prendre ces étudiantes de langue allemande dans ma consultation privée. Les parents des enfants confiés à une stagiaire étaient tous au courant de cette expérience et jamais je n’ai eu de refus.

L’expérience était passionnante : la recherche de deux apprenants qui s’instruisent mutuellement. Parfois l’enfant et l’étudiante venaient frapper à ma porte lors de discussions concernant, soit la traduction d’un nom, soit d’une expression, mais très rarement ils hésitaient sur un son, ce qui m’a toujours étonnée ! Un exemple : Bertrand et Barbara viennent s’informer ; en parlant d’un étang, Bertrand dit qu’il est « fond ». Barbara, dictionnaire à l’appui, et même à l’aide d’un dessin lui propose « profond ». Bertrand n’en démord pas. Je leur dis alors qu’ils ont tous les deux raison : le mot français est bien « profond », mais dans la région, dire « fond » pour « profond » est fréquent. Ils sont tous les deux ravis. L’écrit prête aussi à de nombreuses discussions et souvent à des rires, l’enfant en voulant rectifier la prononciation de sa stagiaire, corrige l’orthographe du mot qu’il vient d’écrire.

Toutes les expériences surgies dans ce contexte m’ont appris que chercher ensemble, confronter les points de vue, essayer sans avoir aucune peur de se tromper, ouvrent beaucoup plus facilement à l’appropriation d’une connaissance. C’est le moment de satisfaction de l’enfant qui, s’étant approprié un son et se voyant félicité, répond : « moi tout seul » !

 

 

Deux ans plus tard, Toulouse, mai 1995 : Les petits chevaux

 

Quand je vous ai quittées, il y a deux ans, j’avais l’impression que les questions soulevées ensemble m’avaient permis de préciser plusieurs interrogations quant à notre travail en logopédie. Mais un point abordé par l’une d’entre vous est resté en suspens, n’a cessé de m’interpeler. Que cette collègue ne m’en veuille pas, mais son nom m’ayant échappé elle est restée pour moi depuis deux ans ‘La dame du jeu des petits chevaux’. Vous vous souvenez certainement de sa demande :

-  « Que faire lorsqu’un enfant refuse tout autre matériel qu’un jeu du type ‘petits chevaux’ ? »

Germaine Semanaz m’a, lors de notre entretien téléphonique, suggéré de parler de la répétition, thème incontournable et lancinant dans notre profession… Je me suis donc proposé d’aborder ces deux thèmes avec vous aujourd’hui. Mais, au fur et à mesure de ma préparation, je me suis rendu compte que j’étais entraînée dans une impasse par une infernale fragmentation des problèmes. Je suis donc revenue à quelque chose de très concret :

Quel que soit le jeu : ‘petits chevaux’, ‘hâte-toi lentement’, ‘la sirène’, ‘l’étang’ et tant d’autres jeux, il s’agit de gagner selon des règles bien établies. Mes observations sont les suivantes :        

-  pour Pierre, j’avais la nette impression que c’était sa façon d’échapper à une quelconque approche de ses difficultés.

-  pour Rébecca, elle m’a fait comprendre que si elle avait été obligée de venir ici, autant faire ce jeu, et si possible de manière répétitive, pour me conduire à une réaction du genre «ça suffit».

-  pour Paul, ce type de jeu était particulièrement favorable au fait de gagner à tout prix ; si ce n’était pas le cas, au début il trichait et rageait s’il ne gagnait pas à chaque fois.

C’est dans ces situations qu’il est indispensable d’observer l’attitude de l’enfant pendant quelques séances, puis d’aborder le problème selon notre ressenti.

 

‘Gagner à tout prix’ 

Pour les enfants qui, comme Paul, veulent avant tout gagner, dès que l’enfant commence à tricher ou à se mettre en colère si je suis en passe de gagner, je lui donne tous mes gains et lui dis « voilà tu as gagné ». La partie recommence et dès le moindre signe de tricherie ou d’accès de mauvaise humeur, je déclare qu’il a gagné. Paul s’étonne : 

- « Mais on n’a pas joué ! »

- « Non ! Mais ce que tu veux c’est gagner. »

Interloqué, il veut recommencer le jeu. Cette fois il joue presque jusqu’à la fin de la partie, quasi sereinement, mais subitement il a un geste rageur ; je lui donne aussitôt mes gains et le jeu s’arrête. Désormais, le jeu se déroule jusqu’au bout dans l’application stricte des règles et parfois même si je fais une erreur à mon détriment, Paul me le signale : « fais attention tu vas perdre ». Maintenant je peux proposer une autre activité et il n’est plus question de gagner à tout prix : on joue, avec des mots, des sons, des histoires…

 

Le point de la curiosité

Pour Pierre, une brèche s’est ouverte lors de la répétition d’un même jeu ; son dé ayant marqué 1, il dit : « c’est débile ce jeu ». Il remarque que je note quelque chose.

- « Qu’est-ce que tu fais ? » me demande-t-il alors

- « J’écris ce que tu as dit parce que ça m’intéresse »

- « Tu n’écris pas, tu gribouilles ! »

- « C’est une écriture spéciale pour aller plus vite, je te montre comment ça marche ? »

J’écris son prénom ‘Pierre’ en sténographie. Suit une démonstration de ce qu’est la sténographie. Du coup il me dicte ce que je dois écrire en sténo, puis le jeu consiste à ce qu’il retrouve les mots et les écrive en dessous en écriture alphabétique. Quand il y a des mots ‘difficiles’ je lui explique :

- « Je ne sais pas tout Pierre, je regarde souvent dans un dictionnaire, mais ce que je peux te montrer c’est de savoir chercher et d’y trouver du plaisir. »

Le jeu des petits chevaux a disparu, on peut écrire et s’amuser.

 

Le rouge est pour souligner ce qui est juste 

Rébecca, pendant le jeu répété des petits chevaux, m’apporte un jour une feuille de papier :

- « C’est ma dictée pour demain », dit-elle sur un ton péremptoire

- « D’accord, nous allons regarder ensemble quelques lignes »

Je lui dicte quatre lignes. Je sors un crayon rouge et lui demande de souligner tous les mots qu’elle pense être écrits correctement, et seulement ceux-là. Si elle a une hésitation, elle peut souligner en petits traits. Sa lecture est silencieuse et lente, je remarque qu’ayant souligné en rouge ‘les’ elle ajoute un ‘s’ à ‘chats’, pouvant ainsi le souligner. A la fin de sa lecture, félicitations car aucune faute n’a été soulignée. Et maintenant parmi les mots non soulignés, auxquels a-t-elle envie de s’intéresser ? En fin de séance, nous n’avions réussi à nous pencher que sur cinq mots, mais avec tant de comparaisons, de recherches que le temps avait passé trop vite pour terminer, même pour étudier plus de cinq mots.

- « Est-ce que c’est bien allé ?» demande la mère à la salle d’attente

- « On s’est bien amusées », dit Rébecca, on a fait une dictée

Interdite la mère me regarde :

- « Oui, votre fille s’est préparée pour la dictée de demain »

 

« Quelles conclusions tirez-vous de ces observations ? »

Ces exemples ont permis de comprendre que le refuge dans les techniques limite les perspectives, surtout si elles sont appliquées de manière rigide. Le recours à des modèles, à des a priori, nous fait apparaître ce que nous cherchons, masque ce que nous pourrions observer, ou paralyse immanquablement notre imagination. Les références à un modèle ne servent qu’à expliquer les choses passées ou à figer celles à venir.

Pourtant, l’exemple de la méthode phonétique et gestuelle, utilisée au moment opportun et d’une manière spontanée, peut débloquer une situation. Associer un geste au son puis enchaîner celui-ci à un autre par un mouvement de la main apporte facilité et fluidité. Pour ceux qui connaissent l’écriture en neumes de la musique médiévale le parallèle est évident, du geste naît le son.

Notre démarche est de provoquer le déclic susceptible d’éveiller l’intérêt de l’enfant, autrement dit d’arriver à l’étape espérée où il comprend, accepte et participe aux activités qui lui sont proposées. Lors de ma première rencontre avec un enfant, je m’informe toujours auprès de lui si ses parents lui ont expliqué le pourquoi de sa venue chez moi. Et j’obtiens régulièrement les réponses suivantes : haussement d’épaules, mutisme, «sais pas»... en tous cas peu de réponses précises avant 9 ans. Je propose alors :

- « des enfants viennent chez moi parce qu’ils ont peut-être des difficultés.... en parlant...ou à lire...à écrire... » 

L’enfant m’interrompt alors le plus fréquemment par :

- « moi c’est… ! » 

Ce ‘moi c’est’ m’a souvent surprise :

- « c’est mon petit frère... il m’embête...la maîtresse me donne trop de devoirs...je ne sais pas dire...je n’aime pas les dictées... »

Je m’efforce toujours de poser des questions ouvertes ; elles me permettent quelquefois d’entrevoir une préoccupation sous-jacente au motif de la consultation évoqué par la maman.

 

«Où il est question de pouvoir réagir rapidement »

Dans certaines situations je suis prise de court par un geste ou une remarque inattendue de la part de l’enfant, parfois par manque d’attention de ma part lorsque j’ai sous-estimé les problèmes ; la réponse doit être alors immédiate. Mais il y a aussi des réactions pour le moins inadéquates qui m’échappent...

-  L’acte manqué : Daniel est un garçon de 14 ans, borgne de naissance. Nous avions parlé au début du traitement de son handicap. Il connaît le but de nos séances, c’est pour pouvoir faire l’apprentissage qu’il désire ! Un jour, en pleine conversation à propos d’une vache qui va vêler et qu’il surveillera cette nuit, je commets la gaffe de lui dire « alors tu ne dormiras que d’un œil !»…Pour moi c’est la panique intérieure, Daniel, lui, continue son récit.

-  Le saut : c’est l’été, mon bureau donne sur un parc public, la fenêtre est ouverte. À peine assis sur la chaise que j’ai avancée pour lui, Jérôme, âgé de 12 ans, me dit qu’il n’a rien à faire ici. Auparavant, devant lui, sa mère m’a expliqué ses difficultés scolaires. Brusquement Jérôme se lève, va vers la fenêtre et dit : « Je me jette par la fenêtre ». Le saut serait de 3 mètres. Je reste sans bouger, le cœur battant et réponds simplement : « Dans une semaine, c’est les vacances, si tu veux les passer à l’hôpital, c’est ton choix ». Le temps d’un face à face, qui me paraît une éternité, il revient vers la table, prend place sur la chaise. Sans commentaire sur ce qui s’est passé, je lui demande de me parler de ce qu’il pourrait attendre comme aide de ma part pour résoudre ses difficultés.

-  Le vide-poche de cristal : Michael, âgé de 9 ans était un garçon à la puberté précoce ; son menton se couvrait déjà d’un duvet. Sa mère, bien que m’ayant décrit par ailleurs les autres signes de la puberté précoce de son fils, refusait d’accepter cette évidence de même qu’une consultation médicale. Pourtant elle se plaignait du fait qu’il dorme encore dans son lit, de ses difficultés scolaires, de sa force et de sa violence. J’en fis l’expérience un jour : alors que nous avions devant nous un jeu de lecture – du genre mots croisés – Michael se lève soudain, empoigne le vide-poche qui se trouve sur la table, va vers la fenêtre et recule son bras pour le lancer à travers la vitre. Le ‘non’ qui jaillit de ma bouche est si autoritaire – violent lui aussi - que nous en restons cois tous les deux ! Une respiration plus tard et aussi calmement que possible, je lui demande de se rasseoir, et de me dire quelle colère il voulait mettre dans le vide-poche pour la jeter par la fenêtre. Je lui propose de raconter cette colère ou de reprendre notre activité… et c’est ce qu’il choisit. La mère à qui j’ai demandé un nouvel entretien refuse catégoriquement une consultation médicale. Estimant que je ne peux assurer d’aider Michael sans un diagnostic et un traitement médical, je renonce à poursuivre les séances.

-  La montre : le psychologue-psychanalyste d’Olivier, 15 ans, pense que cet adolescent autiste a besoin de séances de logopédie. C’est un garçon qui, pratiquement mutique, se précipite sur les gens pour regarder leur montre ou même parfois pour la leur arracher. Dans mon bureau, Olivier reste assis, ne me regarde pas, le matériel présenté ne l’intéresse pas, il se contente de répéter « la monTRRre, la monTRRre … » en insistant sur /tr/. Parfois quand je lui lis un livre, il pointe du doigt une image avec un bruitage, mais retourne vite dans son apathie. Un jour désemparée, je lui dis : « je suis un peu désespérée, je crois qu’on ne se comprend pas, même si je te demandais d’aller fermer la fenêtre… »

Stupeur de ma part, Olivier se lève et va fermer la fenêtre !

-  La mort de la chienne : dans un coin du bureau, cachée, se trouvait comme d’habitude ma chienne, d’assez grande taille, qui se tenait là toujours tranquille et que personne, ni enfant, ni parent n’avait jamais remarquée. Le jour où j’ai dû me résigner à devoir la faire endormir, elle était, comme à son habitude dans son coin ; tout-à-coup, Olivier, alors en séance chez moi, se lève, contourne le bureau et va lui donner un coup de pied. Bien que je croie n’avoir à aucun moment posé mon regard sur elle, Olivier a certainement senti ma préoccupation, mon chagrin, et il a manifesté sa rancune contre ce qui me détournait de l’attention totale envers lui. Pour moi, Olivier était resté un mystère et j’avais échoué à le comprendre.

 

 

« Pa, Pe, Pi, Po, Pu », de la Répétition, de la Dénomination

 

Au moment d’aborder le problème de la répétition, comme me l’avait demandé Madame Semanaz, il m’apparaît qu’à maintes reprises, dans les pages qui précèdent, se sont précisément glissées, ici et là, des observations, des remarques concernant la répétition ! Cela confirme bien, qu’elle soit voulue ou non, son importance dans notre profession.

Habituellement, en logopédie, nous disposons de trois voies pour décrire une parole :

1) Première voie : dans la dénomination et la répétition, la parole peut être considérée comme une production obligée, définie par une demande précise.

-  dans la dénomination : il est demandé au patient de dire ce qu’il voit sur l’image présentée. En général une série d’images simples (balle/pommes), puis images d’actions (ex. « lancer » une balle / « couper » une pomme).

-  dans la répétition, il s’agit de reproduire exactement le modèle formulé (syllabes, mots, phrases, plus rarement poésie).

Celui qui adresse la demande connaît parfaitement la réponse. Il sait exactement ce que l’enfant doit répéter ou nommer.

2) Deuxième voie : une possibilité nous est donnée par la description d’images sérielles. L’enfant doit raconter l’histoire qui lui est présentée.

Parfois c’est la logopédiste qui place les images dans l’ordre logique de l’histoire, parfois elle demande à l’enfant de le faire. L’enfant a cette fois une liberté d’expression : (« le chat qui veut attraper un oiseau a peur du chien », « le chien fait peur au chat qui guette les oiseaux » etc.)

Remarque : dans les tests, les consignes sont strictes et la fantaisie inadéquate ! Dans les séances de traitement, nous avons toute possibilité d’être inventifs, et surtout d’écouter les commentaires que l’enfant ou l’adulte (voir les propos de M. Luca dans Carnets de route) peuvent faire, ce qui nous éclaire parfois sur des problèmes que nous ignorions.

3) Pour la troisième voie, celle du parler libre, spontané qui implique la transcription, ce travail a été abondamment décrit dans Comprendre une parole troublée – voir dans Pourquoi Axiane ? Réflexions, textes /Marie-Mad Christe. Je n’y reviendrai donc pas.

Pour ma part, il s’agit surtout de comprendre le plus rapidement possible l’enfant, d’entendre ce qu’il a à dire, comment il le dit. Cette démarche me permet de découvrir ses intérêts, ses difficultés, d’avancer plus rapidement dans le traitement.

 

Glânés dans les trois voies...

« Moi sait dire »

Lise-Marie, fillette de 4 ans fait un puzzle dont l’image représente des petits lapins anthropomorphisés jouant dans la neige. Lise-Marie commente beaucoup mais ce qu’elle dit est pratiquement incompréhensible.

Je saisis au vol « pieds » puis suit un fragment où je crois discerner « un bout d’nez »

Moi : - un bout de nez ? 

Lise : - [nei]  (accentuation importante)

Moi : - de neige ! 

Lise : - neize [tom] à [Rofoton] 

Moi : - la neige tombe à gros flocons ?

Lise : - neize tombe à [Rofoton]  (répétition en chantonnant à 6 reprises)

J’interromps par :

Moi : - flocon ? 

Lise : - oui, est ça, tombe à gros, neize tombe à [Rofoto] 

Moi : - flo, flo, flocons 

Lise : - est çà 

Moi : - hm, hm 

Lil : - moi sait dire Florian (petite pause)  le Florian lui [isalisa] 

Moi : -  qu’est-ce qu’il fait Florian ? 

Lise : - moi sait dire Florian 

Moi : - oui, tu sais dire Florian, c’est formidable, tu dis Florian 

Florian est le petit frère dont elle s’est plainte et dont nous avons parlé antérieurement.

Les problèmes avec l’enfant apparaissent plus facilement en l’absence de tout adulte de la famille. Ainsi celui de Lise-Marie et de son petit frère, celui de Nathalie dormant dans le lit de ses parents, etc.

 

Au gré des séances …

Pour varier un peu la répétition, après avoir expliqué que nous faisons un inventaire, comme un épicier pour connaître ce qu’il a dans son échoppe le soir venu, nous allons sur une feuille, regarder les syllabes !

Soit, je pointe une syllabe, la prononce et demande à l’enfant s’il peut la dire ; après sa répétition il peut la biffer (ce n’est pas dans cette situation une lecture !) Pour ma part, je note ce qu’il a prononcé. On comprend par cette manière de faire toute l’importance de l’enregistrement.

Soit, c’est l’enfant qui montre sur la feuille une syllabe, je la prononce et « à ton tour ».

Pour la dénomination, j’étale les images sur la table et demande à l’enfant, celles qu’il connaît ; parfois nous retournons l’image et essayons de retrouver à la fin l’une ou l’autre, comme un jeu de mémoire. Mais il ne faut pas oublier le plaisir que peut avoir l’enfant, en regardant un livre d’images, à donner le nom de ce qu’il voit (« un hérisson, un hérisson avec des feuilles sur le dos » Céline rit).

Les livres sont une source inépuisable de possibilités – j’en ai toujours eu une dizaine à chaque séance, parmi le matériel sur la table - pour regarder, raconter, écouter, et parfois reprendre à maintes reprises l’histoire en en savourant les intonations, le respect des mots ou en jouant à les modifier.

Le problème suivant sera d’arriver à ‘attraper’ les sons qui manquent ou autres que ceux de la liste de la langue française, soit communément appelés fautes! Je présente le son : par exemple pour le /l/ je demande à l’enfant s’il sait claquer de la langue, puis s’il peut caresser ses dents du haut. Si le résultat n’est pas là, je commente que nous sommes tous différents, que nous allons chercher ce qui lui convient le mieux, et quelle idée il peut avoir… jusqu’au « moi tout seul » (le « moi sait dire » de Liliane).

 

le prévu et l’imprévu

Avant chaque séance, je relis mes notes, prépare le matériel qui me paraît le plus susceptible d’être en rapport avec ce qu’il est nécessaire d’aborder « en langage », de « provoquer » : l’apparition de tel ou tel son, de tel ou tel aspect (ex. orientation spatiale, lexique, etc.) en défaut (en manque). Je vais ensuite chercher l’enfant.

Quand nous revenons tous les deux, mon projet a déserté la table de travail, il n’y reste que des jeux parmi lesquels l’enfant choisit. S’il les néglige sans même un coup d’œil, nous partons à sa demande, chercher sur l’étagère un autre jeu. Je vais alors chercher à deviner, dans ce qu’il me raconte, de quel jeu il a envie.

Souvent aussi, il n’y a pas de désir précis, simplement ce n’est pas ce qui est là qui l’intéresse, mais autre chose qui pourrait se trouver sur l’étagère.

Pour certains enfants, il y a le rite du « ch ». Avant de partir chercher un autre jeu, l’enfant va essayer d’attraper les « ch » (« on va chercher un autre jeu ? »). Je me suis souvent demandé si ce n’étais pas de ma part, comme une sanction vis-à-vis du matériel préparé, rejeté… Je n’ai pourtant pas renoncé à ce rite, car il passe comme un « sésame ouvre-toi » dans le mouvement du dire (le plus souvent avec mains sur les joues) et de la porte qui s’ouvre vers l’armoire aux jeux.

 

Et si on l’attrapait ?

Au hasard des rencontres avec les mots, dans le jeu, le dialogue, un son inadéquat va faire l’objet d’une tentative : nous essayons de trouver un autre mouvement pour donner au son une « forme » idoine. La difficulté est aussi grande pour moi que pour l’enfant, nous proposons tour à tour des mouvements, des sons, nous vérifions si nous avons le même avis sur la prise, tels des pêcheurs au bord d’un étang. Cette tentative est toujours très courte, isolée ou récidivée au gré de l’apparition du son. Je me suis surprise maintes fois à être bouleversée lors de l’événement d’un son adéquat et n’ai pu retenir un « c’est merveilleux ma chérie, est-ce que tu as entendu ? » parfois même j’en ai eu les larmes aux yeux dans un sentiment de miraculeux. Malgré moi, je redemande l’événement : « tu crois qu’on peut le retrouver ? », mais le miracle n’est pas là, il arrive non pas sur appel mais en son temps ; quelques instants plus tard, alors que j’en ai abandonné l’idée, l’enfant le propose : il lève la tête, me regarde et me l’offre.

Le son idoine ne s’acquiert pas par répétition, mais par découvertes successives, jusqu’au moment où il fera l’objet d’un jeu, (gagner le plus de cartes possibles dont le nom des images contient ce son, trouver chacun le plus de noms possibles avec ce son, etc.) et ce pratiquement constamment dans le cadre d’une autre activité.

Un point essentiel étant d’être sincère avec l’enfant... de ne pas faire semblant mais de décrire. Ce ne sont que quelques petites astuces pour arriver à faire de notre rencontre logopédique un temps de travail en plaisir.

Il n’est pas toujours facile d’être adéquat à tout moment, la fatigue, le sentiment de piétiner dans le traitement, le découragement lors de réticence de l’enfant, des parents, voire de l’enseignant qui nous presse de faire faire des progrès à Pierre ou Paul, nous désarçonne. L’imagination se bloque. C’est le moment de changer de cap : pour se remettre en selle, quoi de mieux que de se lever, de faire quelques respirations, également l’occasion d’un concours entre nous à qui pourra s’asseoir le plus lentement possible en expirant (activité reprise de l’enseignement d’Anne-Marie Deschamps, soliste et directrice de l’Ensemble Venance Fortunat).

 

 

En guise de conclusion

 

Bien souvent je me suis interrogée sur ce que j’aurais pu modifier dans mon parcours ou plutôt comment j’imagine réviser mon approche de la logopédie. Il est certain que le souffle et la respiration y auraient une place plus importante. Mon attention devrait aussi être plus vigilante face aux questions inexprimées.

Ce sont, entre autres, des réflexions qui m’ont été faites par des mères et un jeune homme revu bien des années plus tard qui ont alimenté cette préoccupation.

 

Le souffle

La maman d’un enfant m’informe que son fils (9 ans) a, pour la première fois, passé un hiver sans rhume : « qu’avez-vous fait avec lui ? ». Ne parlons pas de cause à effet, mais je lui ai d’abord appris, sous forme de jeu, à se moucher; puis nous avons, au début de chaque séance, fait quelques exercices de respiration et Auguste y prenait grand plaisir. Je ne commençais que rarement les séances par la respiration, je pense aujourd’hui que cela a manqué dans mes activités de début de séance avec mes patients.

Les tout petits ont souvent des larmes lors de la séparation d’avec leur mère pour la première séance. Pour sécher les larmes je raconte l’histoire de deux narines, qui se disputent le privilège d’être la première à souffler; l’enfant va choisir par laquelle il va commencer : armés chacun d’un mouchoir, on bouche une narine et nous soufflons avec l’autre (c’est en gros le thème qui varie selon l’enfant !).Puis l’enfant, larmes séchées par le jeu, prend un matériel sur la table.

 

L’attention

L’attention à ce qui est évident pour nous ne l’est pas forcément pour l’enfant. « Qu’avez-vous fait à ma fille ?» me lance une mère qui vient pour la première fois chez moi ; pressée, elle amenait sa fille pour ‘l’examen’ et repartait aussitôt. Je suis interloquée. Elle continue : « Agnès est entrée dans le corridor, a choisi une paire de pantoufles, puis dans la salle d’attente a pris un livre et l’a regardé. Jamais, à la maison, elle ne fait ça ».

Tout simplement, j’avais expliqué à Agnès qu’en cette saison (l’hiver) nos souliers étant bien sales, il serait agréable à la dame qui m’aide, de lui simplifier le travail en évitant de mettre de la boue sur le tapis de l’escalier et qu’elle, Agnès, pouvait choisir parmi les pantoufles de toutes tailles et couleurs, celle qui lui plaisait ; ce qu’elle a fait immédiatement. Arrivées dans la salle d’attente, ma proposition « je viens te chercher dans quelques minutes, tu peux si tu en as envie, prendre un jeu, un livre ou regarder par la fenêtre l’étang où viennent boire des oiseaux ». Agnès avait choisi un livre de contes illustré.

 

*****

 

Souvenez-vous, et j’insiste : je n’expose pas une méthode, ni un programme, uniquement le résultat de mes observations. J’emprunte à bien des méthodes, des exercices ou du matériel proposés, c’est-à-dire à un support, mais m’en écarte dès que je pourrais m’y agripper par facilité.

Le long parcours de ‘pa, pe, pi, po, pu’ m’a conduit à travers de nombreuses expériences vers un questionnement toujours présent, dans les aléas de la vie ! Maintes fois, un sentiment de découragement a surgi ; ce qui dominait pourtant toujours et me ravit encore aujourd’hui, ce sont les temps de l’événement, de la complicité joyeuse, le sourire ou les échanges avec ‘d’anciens’ parents ou enfants qui m’accostent : « Vous vous souvenez de moi ? Pascal ?»

 

 

Annexe

 

Extrait de mes notes, prises en 1975, lors d’un séminaire de la formation de logopédistes, donné par le Dr. Pierre Christe, psychiatre pour enfants et adultes

 

-  Pour étudier et comprendre une parole libre, spontanée, il faut la transcrire pour l’analyser, c’est-à-dire : interpréter (traduire) dans la langue commune, la production du patient.

C’est aussi un jugement au nom d’une langue, qui permet les distinctions que la langue fait elle-même et l’analyse qu’elle fait d’elle-même grâce à l’écriture. Je ne peux analyser en parties dépendantes une langue (un tout) que de cette manière.

C’est un jugement analytique, perceptif, logique, saisissant la totalité.

Ceci revient à porter une appréciation de valeur sur la production effective par rapport à la production attendue.

Nous avons un jugement affectif global, esthétique, à la recherche de la déviance : dépistage de ce qui n’est pas correct, silence sur ce qui l’est. Dans un trouble du langage on ne relève pas le correct, on dit qu’il n’y a pas de difficultés à tel ou tel niveau ! (résultat d’une évaluation scolaire ou de test)

Dans la répétition, dénomination, on demande d’une façon générale, une production ou une réponse autre que celle de la vie concrète de l’existence. Notamment, on pose une question dont on connaît déjà la réponse. Si cette attitude se présente dans la vie concrète : faire répéter alors que l’on a déjà compris, ou poser une question dont la réponse est connue, c’est généralement dans une situation de malaise.

Dans les productions ‘obligées’, il n’y a rien à découvrir d’original puisqu’il faut donner une forme et un contenu connus.

On revient ici aux questions authentiques en opposition à celles qui ne le sont pas.

-  Le matériel des logopédistes repose et s’est basé pendant longtemps en grande partie sur celui établi pour les enfants sourds. Est-il vraiment encore adéquat pour des enfants qui ne le sont pas ?

-  L’esprit humain a tourné les difficultés en imaginant la procédure inverse. C’est-à-dire : au lieu d’analyser la parole de quelqu’un dans toute sa complexité, on analyse la production dans une situation ‘contrôlée’, la répétition et on s’appuie sur tout ce qui n’est pas le langage (les prérequis).

Dans ce cas, on élimine les phrases complètes, les ellipses…

D’autre part, les expressions telles que « le chat i court », « j’suis pas », etc… sont inadmissibles.

Le son doit être parfait et la phrase grammaticalement correcte (alors que ce n’est plus le cas aujourd’hui !)

D’où l’idée de de cette procédure de répétition pour atteindre cette perfection.

-  Si on fait répéter, ce n’est pas parce qu’on a des difficultés à analyser la production spontanée. On ne peut imaginer que l’on ne puisse parler spontanément si l’on ne s’exprime pas correctement. Il faut donc aider quelqu’un à bien s’exprimer, sans quoi il ne peut y arriver.

D’abord, prononcer correctement pour pouvoir parler. Si ce n’est pas le cas, il se peut qu’on qualifie la parole de ‘charabia’, et c’est inquiétant, car on sous-entend que l’enfant dit ‘n’importe quoi’. C’est justement quand il dit ‘n’importe quoi’ que ce qu’il dit est important.

Il faut donc être ouvert à ce ‘n’importe quoi’ pour entendre le sous-jacent, c’est essentiel.

-  La parole est imprévisible, unique et éphémère ; l’erreur majeure est d’oublier que la parole est un mouvement vivant pour ne considérer que son aboutissement dans des positions fixées (la langue). C’est bien à quoi mène inéluctablement la pensée logique mécaniste, que la parole ne peut être rien d’autre qu’un instrument anatomophysiologique.

-  La parole est irrépétible et si nous avons affaire à une phrase vraie, authentique, elle énonce un événement qui lui, est unique. Sa condition ne peut pas se répéter, elle répond au moment. La parole vivante est par excellence le mouvement de genèse de l’être, elle ne peut se résumer à une suite de mots étalés dans un temps chronologique de l’horloge. Il n’y a de décisif, d’important que l’irrépétible.

-  La langue est du domaine du répétable.

Le répétable, c’est ce qui se produit hors de toute situation (toute situation irrépétible). C’est en prenant un sens défini que la parole se sédimente dans les mots, qu’elle meurt, ce qui n’est accompli que dans l’écriture alphabétique. Place est ainsi faite à la notion du signe de la théorie linguistique moderne et du lien arbitraire entre son signifiant et son signifié : c’est alors seulement, que la langue peut y devenir l’objet d’une étude, totalement séparée de la parole.

-  Que faisons-nous lorsque nous faisons répéter dans les traitements ?

Nous sommes fatalement aspirés par la théorie explicite ou implicite qui nous impose que l’apprentissage est axé sur la répétition : il faut répéter pour apprendre et savoir. Sans le vouloir, nous sommes entrainés dans un mouvement mécanique où nous faisons de l’intentionnel un credo.

Et pourtant, notre ambition est louable et justifiée. Nous faisons répéter pour introduire l’irrépétible ! C’est-à-dire la phrase vraie, l’authentique.

C’est donc le chemin de cette contradiction, de cette ambiguïté, que nous suivons.

 


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