Faculté de médecine, université de Berne

Dernier séminaire de la formation en logopédie clinique

28 juin 1985

 

Dans le sillage de l'ours

 

L'étonnement que l'homme ressent quand il est suspendu dans sa démarche l'invite à se reporter à la solitude de sa méditation. Celle-ci se mêlant au plaisir d'effectuer devant vous un rapide survol de ce que furent ces quinze années d'activité et à l'intérêt de formuler quelques lignes directrices qui pourraient être utiles à la poursuite de nos recherches, j'ai soudain éprouvé le désir de vous raconter une histoire, comme ceci arrive souvent dans une séance de logopédie.

L'auteur, Heinrich von Kleist, raconte la rencontre qu'il fit en 1801 du premier danseur de l'opéra de la ville où il séjournait et qui amusait les promeneurs dans un jardin public, en jouant du théâtre de marionnettes. Il y trouvait, disait-il, un plaisir extrême et prétendait que quelqu'un désirant se former comme danseur pouvait beaucoup apprendre de cette activité. Il expliquait que chaque mouvement avait un centre de gravité et qu'il suffisait de diriger celui-ci de l'intérieur de la figure pour que les membres pendants des marionnettes le suivent en ligne droite, les membres décrivaient une ligne courbe et, par hasard, le tout prenait une sorte de mouvement rythmique semblable à la danse.

Suit dans le texte de Kleist le compte-rendu d'une longue discussion sur le paradoxe, qu'il peut y avoir plus de grâce dans le mouvement d'une marionnette que dans le corps humain. A titre d'exemple, le danseur raconte le fait divers suivant : comme vous allez le voir, il se passe dans l'ancienne Russie, et non pas à Berne.

Je vous traduis :

« Un jour, dit le danseur, je me trouvais au domaine d'un noble lituanien, dont les fils s'entraînaient régulièrement à l'escrime. Son fils le mieux aguerri me proposa un combat. Il apparut que je lui étais de loin supérieur : chacun de mes coups touchait. L'escrimeur m'avoua qu'il avait trouvé son maître et ajouta que chacun devait une fois trouver son maître en ce monde. Ses frères se mirent à rire et lancèrent : "allez, allez, vite à l'étable !" Ils me prirent par la main et me conduisirent auprès d'un ours, que le seigneur du lieu élevait dans son domaine. (Pour les auditeurs qui viennent d’ailleurs, rappelons que l’ours est l’emblème de la ville et du canton de Berne).

L'ours était là, debout sur ses pattes de derrière, le dos appuyé au poteau où il était attaché, la patte avant droite levée, prêt à frapper, et il me regarda dans les yeux. C'était sa position de combat. Je ne savais si je rêvais quand je me trouvai devant un tel adversaire. "Attaquez-le, me dit mon interlocuteur, et essayez de lui porter un coup !". M'étant remis de mon étonnement, je me jetai sur lui avec ma rapière. L'ours fit un bref mouvement de la patte et para le coup. J'essayai de le tromper par une feinte : l'ours ne bougea pas. Je l'attaquai à nouveau, avec une telle adresse que je n'aurais certainement pas manqué une poitrine humaine. L'ours fit un bref mouvement de la patte et para le coup. Le sérieux de l'ours s'ajouta à ma surprise pour m'enlever ma contenance : les coups et les feintes alternèrent et la sueur m'envahit, en vain ! Non seulement l'ours para tous mes coups, comme le premier escrimeur du monde; mais - et en cela il n'est imité par aucun escrimeur - il n'entra même pas dans mes feintes ! L'oeil dans l'oeil, comme s'il pouvait lire dans mon âme, il se tenait debout, la patte levée, prêt à taper, mais quand mes coups ne revêtaient pas une intention authentique et n'étaient que des simulacres, il ne bougeait même pas".

 

" Ainsi, dit le danseur à son ami, vous êtes maintenant en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Nous voyons que, dans le monde organique, à mesure que la réflexion devient plus obscure et plus faible, la grâce s'y montre plus radieuse et plus dominante. Elle apparaît sous sa forme la plus pure dans ce corps humain, lorsque, soit il n'est animé d'aucune conscience, soit est animé d'une conscience infinie, c'est-à-dire qu'il est une marionnette ou un Dieu.”

Ce récit, riche en métaphores de toutes sortes, met en évidence, entre autres, le problème fondamental du mouvement :

-mouvement mécanique des membres de la marionnette, entraîné de l'intérieur à son centre de gravité dans la ligne qui suit l'âme du danseur

-mouvement animé du danseur et de l'ours face-à-face, immédiatement ressenti par les deux ensemble, dans sa genèse, sa grâce, son adresse et jusque dans son simulacre, avant même qu'il n'ait été exécuté.

L'élégance de l'ours, le charme du danseur sont, nous dit-on, dans un rapport inversement proportionnel à la conscience claire réfléchie, lieu d'émergence de la perception, puis de la pensée abstraite, élégance et charme, qui sont parmi les qualités les plus singulières et les plus authentiquement personnelles de l'être vivant, de l'homme en particulier.

La perte de la grâce avec l'âge, la persistance du charme malgré l'âge, le maintien de l'élégance de l'homme en bonne santé dans sa démarche et celle de sa pensée, comme la beauté de l'élégance du raisonnement le plus abstrait, que les mathématiciens en viennent à considérer comme des critères essentiels de vérité, ces élégances sont ruinées dans la souffrance et la maladie qui ronge l'homme dans son intimité la plus profonde.

Le clinicien ressent d'une manière immédiate cette attitude et ces frissons, dans la communion qui s'établit au moment où les deux êtres sont ensemble présents au monde dans son temps et son lieu propre et unique : c'est sur ce vécu primordial que pourra naître la conscience de l'existence distincte des personnes, leur dialogue, l'échange d'objets et de pensées communs. C'est là aussi que va naître la conscience du trouble qui peut les envahir et les menacer, son observation réfléchie et son dévoilement final dans le signe clinique et le symptôme. Celui-ci s'isole alors du vécu, mais en ouvrant la voie à la recherche et, grâce à des notions précises, à l'élaboration de modèles théoriques du comportement et du langage, ainsi qu'à leur expérimentation.

Précédant la démarche scientifique, notre expérience clinique quotidienne est d'abord vécue. Nous sommes directement touchés dans notre sentir par la mimique dysharmonique du délirant, l'absence de charme et de grâce du dépressif, la maladresse du handicapé moteur, la dysrythmie du bègue ou l'articulation perturbée de l'enfant qui parle mal : nous ne pouvons plus les suivre, soudain nous ne les comprenons plus, ni ce qu'ils font ou ce qu'ils disent; ils nous paraissent étranges. L'immédiateté de la rupture que nous ressentons se marque dans notre contre-attitude, qui se moque, fuit, est fascinée ou persécute.

L'explication rationalisante inconsistante ou vicieuse d'une attitude ou d'un comportement n'est qu'une des formes de cette réaction; elle est particulièrement sournoise et néfaste : il est impérieux de la distinguer à chaque pas d'une authentique recherche scientifique.

La pitié en est une autre : elle est souvent déstabilisatrice d'un équilibre particulièrement fragile.

Nous devons trouver des voies différentes pour aborder les troubles du langage, mais les bases actuelles des observations cliniques sont inappropriées pour comprendre leur nature.

Qu'en est-il de ce mouvement de parole, notamment chez l'enfant qui parle mal ?

Il n'est de parole que si les formes originales, uniques et éphémères, que ce mouvement engendre, ont en même temps la propriété de se répéter et d'être reconnues, de telle manière que certains de leurs aspects puissent se cristalliser dans des invariants communs, déterminés par la structure sociale de la langue. Ce nouvel espace est différent de ceux de nos sens, mais non pas sans rapport avec eux.

L'analyse de la parole ne peut se faire sans recours à sa transcription : celle-ci pose un problème difficile. Il semble en effet nécessaire de se dégager de la notion d'une transcription unique, uniformisée et stabilisée à l'aide d'un système de signes : un seul système n'est pas à même de rendre compte de tous les caractères de la parole.

La recherche de différences apparaissant par la mise en oeuvre de systèmes de signes de structures diversifiées pourrait, semble-t-il ouvrir d'autres perspectives que celles que l'on peut dégager de l'analyse de faits fixés : ceci surtout dans l'étude des phénomènes de compréhension et de non-compréhension. Il ne nous a pas été possible d'aborder cette question comme nous l'aurions voulu.

Poser le problème des systèmes de signes fixes, dans lesquels peut s'inscrire la parole, nous conduit à nous interroger sur les rapports que l'homme entretient avec sa langue et sur les nécessités internes de la langue à s'organiser en écriture et en grammaire, à différencier les sons du langage jusqu'au niveau de leur description alphabétique et à distinguer, dans un mot, le radical et sa flexion.

Ces nouvelles structures de la langue obligent alors l'esprit à réfléchir sur la langue; ceci modifie de par là-même la pensée de celui qui parle. Nous n'avons pas eu la possibilité de réaliser un enseignement à ce sujet, ce qui n'aurait pu se faire que dans la perspective d'une linguistique historique comparée.

Ainsi que nous le font remarquer certains philologues, la forme prise par la langue grecque et la langue latine, les nécessités de traduction de la première dans la seconde, ont donné naissance à la grammaire que nous connaissons : ils voient dans cette démarche l'origine de l'esprit rationaliste occidental. En effet, ces diverses transformations ont fait de la langue un objet, en dehors de celui qui la parle, séparée de sa pensée, avec comme corollaire, une séparation de la parole de l'existence-même de celui qui parle : la parole devient ainsi un instrument de la pensée, mais indépendant d'elle; puis on en fait l'organe anatomophysiologique fonctionnant comme une mécanique totalement en dehors du sujet pensant, Res cogitans, dont elle est la Res extensa.

C'est l'inexorable aboutissement de la démarche d'objectivation de la langue : il est déjà réalisé dans les premières grammaires et explicité définitivement à la fin de l'empire romain.

je vous rappelle deux points de repère de notre travail de l'année dernière sur ce thème :

- l'allégorie du Vème siècle, dominante pendant tout le Moyen Âge, représentant la grammaire comme un chirurgien avec sa trousse, dans laquelle se trouve une lime et un scalpel pour opérer la langue des enfants qui parlent mal;

- l'intervention du pape lui-même : saint Grégoire, dans les années 570, dans ses "Moralia in Job", écrivait qu'il trouvait tout à fait scandaleux de soumettre les paroles de la révélation céleste aux règles de la grammaire. Il voulait montrer par là, que la vraie parole ne pouvait être atteinte par la voie rationnelle. Il reprenait d'ailleurs le point de vue que Platon exprimait à une période antérieure à celle de la grammaire constituée, qui disait déjà que la langue ne pouvait pas faire l'objet d'une connaissance intellectuelle (episteme), mais d'une connaissance sensible (doxa).

La notion qu'un trouble de parole soit un trouble d'organe, une perturbation anatomophysiologique, de même d'ailleurs que l'idée que la construction de l'être humain se fasse sur la base d'une mécanique sensorimotrice, est une conséquence directe du rationalisme occidental.

Ces notions avec, entre bien d'autres, des références précises au réflexe conditionné, à la boucle audiophonatoire, aux problèmes des sourds et des muets et du langage des signes, sont explicitées par Descartes lui-même, avec les objections et les "scrupules" auxquelles elles ont donné lieu.

En ce qui concerne la parole, ces notions sont développées jusque dans leurs dernières conséquences, par Cordomoy, Discours physique de la parole, 1677.

Il faut bien convenir que ces écrits restent d'une actualité et revêtent une rigueur d'un tout autre ordre que les traités de logopédie d'aujourd'hui.

Si l'on ne peut qu'admirer les résultats de la méthode, dans les sciences, dont la médecine expérimentale contemporaine, avec la neurophysiopathologie, on devrait bien se souvenir des contradictions et de l'impasse auxquelles a mené le cartésianisme dans les sciences humaines et la linguistique. Appliqué sans discernement au langage, l'aboutissement fatal du cartésianisme à la conception d'un langage inné, indépendant de toute interaction et de toute relation, et de la séparation étanche entre les troubles du langage et ceux de la pensée, entraîne la stagnation persistante de la recherche que l'on connaît.

Ce n'est pas une des moindres tâches de l'esprit scientifique contemporain que d'essayer de surmonter les difficultés où, si l'on n’y prend garde, peuvent mener ses propres bases. Il faut savoir gré à chacun de vos professeurs, Mesdames, de vous avoir montré, dans ses perspectives propres, les limites de cette mécanique rationaliste confrontée à l'explication des faits de langage et des comportements concrets.

Le clinicien, n'ayant ni le loisir, ni les moyens de réfléchir systématiquement à ces problèmes, doit cependant en rester conscient et pressentir les difficultés nées de ces contradictions.

C'est la notion de mouvement qui nous a permis d'envisager une des causes majeures de cette impasse : elle réside dans la non-distinction entre d'une part, le mouvement mécanique universel et d'autre part, le mouvement d'un être vivant.

Pour le rationalisme, il ne peut y avoir qu'un mouvement universel, dans lequel tous les autres mouvements s'ordonnent. Un tel mouvement régit l'univers et ne peut se dérouler que dans un espace homogène, sans rapport interne avec les corps en mouvement. Le mouvement d'un corps se produit sous l'effet d'une force extérieure à lui.

Mais un être animé a son mouvement propre, vécu de l'intérieur de lui-même, indépendant de l'extérieur. Il se déroule dans le temps du sujet; il est vécu comme quelque chose qui dure ou qui va s'arrêter, non dirigé ou dirigé vers un but, allant vers l'avant ou vers l'arrière de la perspective dans laquelle se situe le sujet vivant. Les espaces subjectifs dans lesquels ce mouvement apparaît ne sont pas superposables. L'espace auditif est sphérique concentrique, englobant; l'espace visuel quadratique, symétrique, excentrique. Le vu est d'une autre nature que l'entendu : ces deux espaces sont incommensurables. Nous nous sommes demandés dernièrement si, comment et dans quelles conditions le mouvement de parole va pouvoir réunir dans un tout unitaire antilogique ces espaces vécus de structures si différentes.

Mais il nous faut maintenant revenir à notre ours !

La société des hommes l'a chargé de bien des symboles ! Le pauvre animal n'en peut-il vraiment rien ?

C'est cependant son mouvement naturel, la forme animée qu'il lui donne, l'allure qu'il lui imprime, caractéristique de son espèce, qui motive l'image symbolique que l'homme s'en fait. Ceci nous fait comprendre que cette image soit intensément vécue et la qualité des nombreuses associations qu'elle attire à elle. Comment expliquer, sans cela, que, dans sa position héraldique, l'ours ait failli provoquer une guerre ?

En effet, le premier éditeur de Saint-Gall, Leonard Straub, ne venait-il pas de publier un magnifique almanach des cités voisines, dans lequel- nous sommes en 1578 - les Appenzellois découvrirent que leur ours y figurait, mais sans l'attribut de sa virilité ! Ils y virent une provocation délibérée de Saint-Gall, avec qui ils étaient en bisbille.

Dans cette atmosphère mythique, la castration symbolique de l'ours interdisait tout dialogue et toute conciliation. L'imminence d'une entrée en campagne obligea l'éditeur à détruire les pages où l'ours était représenté, préfiguration d'autres projets, eux aussi avortés.

C'est donc bien au niveau symbolique vécu, différent de la conscience claire logique, que se dessinent les intentions, que se noue l'intrigue : nous restons impuissants à tisser notre destin dans une destinée acceptable, où nous puissions garder notre mot à dire, tant que nous ne pouvons nous réserver la faculté de distendre et de remanier dans la langue les liens primaires qui, dans le symbole, soudent la représentation au vécu, au ressenti et au mouvement.

L'équilibre dynamique perturbé de la dialectique du symbole et du signe, simultanément présents dans l'expression, est devenu pour nous le symptôme clinique cardinal d'un trouble du langage : rompu, il se manifeste non seulement dans la schizophasie de l'adulte, mais constamment d'abord dans le retard de parole : l'objet ne peut se séparer de sa qualité; l'action ne se dissocie pas de son auteur et de son but; de ce fait le nom ne peut se distinguer de l'adjectif ou de la qualification, ni le verbe de l'action et du lieu où elle se produit.

La parole ne parvient pas à contraster finement les sons du langage, ni les parties du discours, dans la perspective de rendre un sens précis. L'expression reste alors une globalité confuse, mal structurée et ne parvenant pas à s'organiser dans les possibilités que lui offre la langue.

Dans sa vigueur devenue destructrice, le symbole éloigne le signe de son sens réel. La forme du signe s'altère, elle devient méconnaissable, ou ne garde plus qu'une valeur purement opératoire.

L'expression phonétique peut ainsi se désorganiser jusqu'à l'intonation et l'accent, la voix se transformant profondément dans ses aspects les plus personnels.

Alors l'enfant est porté à manger l'image de la banane; il ressent réellement la morsure du crocodile du jeu auquel il participe et en éprouve un véritable effroi; il ne peut faire cohabiter dans une même phrase la poule et le renard, parce que la première serait alors dévorée par le second; quant au "pousser-garçon-fille" des épreuves de psycholinguistique, sa manipulation est impossible, puisque ce serait provoquer un cataclysme où tout serait détruit.

Mais aussi, se figeant dans une attitude hyperlogique, l'enfant présentant des troubles du langage, refusera de dire "Je bois", parce que "bois" peut avoir deux sens : il exigera, sans que l'on parvienne à lui faire changer d'avis, de continuer à dire et à écrire "Je boire". Il ne pourra pas davantage dire ou écrire "Le cheval rue" et persévérera dans la forme "le cheval ruer".

Après cette passe d'arme entre le signe et le symbole, laissons notre danseur, libéré de ces luttes archaïques, se reposer dans le flux et le reflux de ses souvenirs devenus insaisissables et de ses rêves fugitifs s'évanouissant vers son horizon.

Après tant de heurts et de malheurs, peut-être aussi notre ours voudra-t-il bien descendre de son étendard et, apaisé devant sa caverne, d'une langue toute de miel, nous décliner enfin sa véritable identité.

Pesant aujourd'hui quelque 700 kg, il est né gros comme un rat, pesant à peine une livre, avec 3 ou 4 frères et soeurs. Il était aveugle et sourd, car ses organes des sens étaient fermés. Entièrement dépendant de sa mère, elle a dû l'allaiter jusqu'à 28 mois; elle lui avait préparé un nid confortable et s'est occupée de lui très attentivement, allant jusqu'à le garder près d'elle tout l'hiver qui suivit sa naissance. Puis elle l'a progressivement entraîné à grimper aux arbres, d'où il avait beaucoup de peine à descendre. Comme mâle, il fut poussé à ses premières amours vers 4 ans, mais il continua à grandir ultérieurement pendant plusieurs années.

Tant sur le plan moteur que sensoriel, son état à la naissance, comme celui du danseur, est très éloigné de ce qu'il sera à l'âge adulte : l'un comme l'autre sont très dépendants de leur mère et ils n'ont pas encore acquis les caractères spécifiques à leur espèce : la manière de se tenir, de se déplacer et de communiquer.

Donnons-nous quelques minutes pour nous rappeler ce qu'Adolf Portmann nous avait exposé en détail à ce sujet.

Ce grand biologiste bâlois, qui avait su passionner ses étudiants par le résultat de ses premières recherches, qu'il devait ensuite poursuivre pendant plus de 20 années, avait accepté à la fin de sa vie, avec un enthousiasme mêlé d'une simplicité tout à fait remarquable, de donner pendant 4 ans dans le cadre de cette formation de logopédie clinique qui venait d'être instituée, un cours régulier sur les "Bases biologiques de la communication humaine". Il est le premier d'entre-nous à disparaître en 1982 et vous n'avez pas eu, Mesdames les étudiantes, le privilège de suivre son enseignement : j'ai dû renoncer à le remplacer. Ce n'est pas d'abord à cause des sentiments qui nous liaient profondément que je me sens ici obligé d'honorer sa mémoire, mais surtout parce que ses travaux restent des bases sûres et indispensables dans les problèmes qui nous occupent. Je désire profiter de cette dernière occasion pour vous en rappeler les lignes essentielles, d'autant plus que ces travaux restent excessivement mal connus.

Depuis longtemps, dans le mouvement du néo-darwinisme, on avait l'idée que le développement des espèces, notamment celui aboutissant à l'homme, se faisait par le maintien de caractères foetaux, à partir desquels l'individu poursuivait son évolution phylogénétique et la répétait dans son ontogenèse. Cette idée s'était cristallisée en particulier dans la théorie de la foetalisation de Bolk en 1926. Il est indéniable que cette conception continue de sous-tendre nombre de modèles psychologiques du développement et du langage, bien qu'elle n'y soit pratiquement jamais explicitée.

Le mystère de la supériorité de l'homme peut-elle être trouvée dans le fait de sa naissance à un stade primitif et immature ?

La différence entre l'état à la naissance d'un reptile, abandonné d'emblée au monde naturel dès sa sortie de l'oeuf, et celui d'un oiseau, qui fait l'objet d'un soin tout particulier de ses parents, peut être observée directement et permet de faire la distinction entre un nidifuge et un nidicole.

Chez les mammifères, le fait que la mère s'occupe attentivement de sa progéniture et l'allaite, a masqué longtemps les contrastes extrêmes entre l'état à la naissance dans les différentes familles. Mais, quel changement entre un ourson extrêmement dépendant de sa mère et un poulain, qui peut marcher déjà quelques heures après sa naissance !

Le nidicole est caractérisé par une gestation courte, un nombre de petits élevé par portée, un poids à la naissance faible par rapport à celui de l'adulte, le fait que les organes des sens, les yeux notamment, sont fermés et que le jeune n'est pas recouvert de poils à la naissance, qu'il est incapable de se déplacer comme un adulte. Le nidifuge présente le tableau inverse. Les singes et les anthropoïdes doivent être classés parmi les nidifuges.

Ainsi, le degré de développement qu'atteindra l'adulte est en rapport direct avec l'état à la naissance. Ce degré de développement sera d'autant plus élevé que la maturation se fera à l'intérieur du corps de la mère. On peut d'ailleurs montrer d'une manière certaine, que le nidifuge passe dans son développement intra-utérin par les mêmes stades que le nidicole à l'extérieur du corps de la mère : à titre de repère, les nidifuges passent, comme foetus, par le stade de la fermeture des organes des sens et du nez et ceux-ci s'ouvrent à nouveau peu avant la naissance.

Chez les mammifères l'évolution de l'organisme le moins évolué vers l'organisme le plus évolué se fait du nidicole au nidifuge, contrairement à ce qui se passe dans l'évolution des reptiles aux oiseaux.

Et l'homme ? Il devrait être considéré comme un nidicole extrême, dont la maturation se fait en dehors du corps de la mère et dont l'état à la naissance doit être très immature.

Portmann a montré qu'il n'en était pas ainsi : le développement du nouveau-né humain a les caractères de développement d'un nidifuge, et d'un nidifuge très développé comparable aux anthropoïdes, à l'exception du fait qu'il ne présente pas à la naissance les comportements spécifiques de son espèce. Il ne peut en aucun cas être considéré comme immature au même titre qu'un nidicole.

En effet, au cours de son développement intra-utérin, l'être humain passe par tous les stades du nidicole et du nidifuge: ses organes des sens se ferment au 3ème mois pour se rouvrir au 5ème mois, bien avant la naissance; son poids à la naissance est très élevé par rapport au poids de l'adulte : il en représente déjà le 5,3% alors que chez le gorille, il n'en représente que le 2,8%. Le poids du cerveau à la naissance est très élevé : il n'augmentera plus que de 3,6 fois jusqu'à l'âge adulte, exactement autant que celui du gorille.

Grâce à une méthode originale, des études comparées de la cérébralisation des mammifères, permettant de calculer des indices indépendants du poids, pour chaque partie du cerveau, confirment et précisent les descriptions qualitatives classiques :

- augmentation démesurée de la taille des hémisphères, mais augmentation aussi du cervelet et du tronc cérébral

- passage d'une structure très différenciée de l'hypothalamus et du rhinencéphale chez le nidifuge et jusque chez les anthropoïdes, à une organisation très simplifiée et à une importance réduite - la seule - de cette partie du cerveau chez l'homme.

Le système hormonal suit exactement l'évolution de l'hypothalamus, c'est-à-dire qu'il subit également une réduction massive.

Ces constatations anatomiques, dont Portmann se garde bien de tirer des conclusions sur la nature de l'homme, doivent cependant être mises en relation avec l'évolution de l'organisation instinctuelle. Celle-ci s'appauvrit, puis disparaît complètement chez l'homme : l'activité la plus fondamentale de la conservation de l'espèce perd complètement son indépendance et ne s'exprime plus dans le rythme d'activité et de repos des périodes de reproductions, mais elle devient une composante permanente d'un autre système énergétique, beaucoup plus puissant, dirigée vers l'extérieur, manifestant une activité continue et qui s'organise au niveau des hémisphères. Toute activité sexuelle est ainsi tissée dans un ensemble de motifs les plus divers; inversement, il n'y a aucune activité qui, d'une manière ou d'une autre, ne se mêle pas d'une composante sexuelle. Ceci donne au vécu de l'homme sa couleur, sa saveur et son caractère inédit, contrastant avec la monotonie de la vie animale : l'activité sexuelle y est constamment, tout à la fois impliquée et freinée, mais cette activité n'a plus les caractères d'une activité instinctuelle, comparable à celle des anthropoïdes. Là non plus, il ne s'agit plus d'une évolution qui irait d'une immaturité de l'organisation instinctuelle vers une organisation évoluée de l'instinct.

Mais il y a un autre aspect du développement humain qui nous interdit de faire de lui un être immature obéissant aux lois de la théorie de la foetalisation : alors que chez le nidifuge et l'anthropoïde, les proportions du nouveau-né sont semblables à celles de l'adulte, le nouveau-né se présentant un peu comme un modèle réduit de l'adulte, chez l'homme ceci n'est vrai qu'exclusivement pour la tête, mais pas pour le reste du corps; ce n'est donc pas par les proportions de sa tête que l'homme se distingue des singes supérieurs, mais par les autres parties de son corps, et notamment, d'une manière massive, par les membres inférieurs.

Portmann montre alors que le degré de liberté des articulations des membres par rapport au tronc est incomparablement plus grand chez l'homme que chez le nidifuge et l'anthropoïde. Le nombre des fibres nerveuses motrices dans les racines ventrales, aussi bien dans la région des bras que des jambes, est déjà égal à la naissance à celui que l'on relève chez l'adulte.

Ainsi le nouveau-né humain, s'il est moins autonome qu'un nidifuge et qu'un anthropoïde, jouit d'une liberté beaucoup plus grande de ses membres, liberté qui se manifestera spontanément - cas unique - pendant une très longue période où il restera couché sur le dos.

Enfin, conjointement à cette liberté accrue des membres, l'instinct d'agrippement qui s'était développé chez les primates, a disparu chez l'homme. Porté, le bébé ne s'agrippe pas à sa mère : ses mains sont libres dans le 80% des positions relevées. Les réflexes d'empoignement et d'embrassement ne s'organisent pratiquement jamais en comportements automatiques.

Afin de mieux préciser le caractère extraordinaire de la position humaine, Portmann se demande finalement à quel âge le nouveau-né humain présente les caractéristiques qui feraient de lui un nidifuge classique. C'est à un an : c'est à cet âge qu'il aurait atteint des proportions comparables à celles de l'adulte et qu'il aurait acquis les caractères propres à sa race. Pour se conformer alors entièrement aux règles générales du développement du nidifuge, la durée de la gestation de l'homme devrait être de 21 mois. Ainsi la première année doit-elle être considérée comme une période de développement foetal : la courbe de croissance le confirme bien; elle change brusquement d'inclinaison à un an. Mais le nourrisson y est très en avance dans certains aspects de sa maturation.

Cette année foetale extra-utérine se passe donc dans un registre totalement différent de celui des premiers mois des autres mammifères et des anthropoïdes.

L'animal est assuré dans sa survie par son organisation instinctuelle : des phénomènes d'empreintes et des montages sensori-moteurs fixés déterminent les comportements qui lui sont indispensables et lui préservent ainsi une certaine autonomie.

Le nourrisson humain, affranchi d'une telle organisation, semble infiniment plus libre, ce qui lui vaut d'être d'autant plus dépendant de sa mère : il entre alors dans une vie terriblement aventureuse, puisque son développement sera dès lors fonction de la manière dont sa mère interprétera son état, du sens qu'elle donnera à ses mouvements et de sa réponse.

Paradoxalement, on reste fasciné par la multiplication des travaux scientifiques rapportant consciencieusement, à chaque occasion, les nouvelles prouesses perceptives et motrices dont serait capable le nourrisson, et les nouveaux signes neurologiques plus ou moins fugitifs auxquels les auteurs ne peuvent renoncer d'attribuer une finalité.

On notera cependant que l'exploration scientifique et la compréhension de ce monde protopathique du nourrisson ne peut éviter, ni la fusion dans la totalité unitaire du vécu en commun, ni la disposition naturelle à y trouver d'emblée un sens, alors que celui-ci n'y est pas encore engagé : ici, l'observateur est nécessairement et directement impliqué dans son observation. Il se pose donc un problème de méthodologie fondamentale, analogue à celui que nous avons rencontré dans la description des troubles du langage : c'est celui de l'interprétation des phénomènes naturels, humains notamment, de la valeur de signe que l'on est en droit de leur accorder. C'est donc un problème subjectif et non objectif, car il n'y a rien dans le phénomène lui-même qui, en dehors de tout contexte relationnel, puisse lui donner une valeur.

Ainsi sommes-nous ramenés à la théorie implicite personnelle : il est vrai que la liberté du nourrisson et son extrême dépendance a de quoi réveiller en nous des angoisses indicibles : il est légitime d'y chercher un contre-poids, mais ceci est un tout autre problème.

Disposant ou non de certains frayages sensoriels et moteurs, le nouveau-né évolue dès la naissance dans le cadre de phases de tensions, de détente et de mouvements spontanés imprévisibles. Mais il ne peut y vivre seul et son monde mouvant ne s'anime que dans un mouvement commun, où il est impossible de distinguer des personnages, des initiants, des répondants. Ressentant certains besoins ou nécessités, l'adulte, fondu dans ce mouvement, peut certes en sortir en donnant un sens à certains de ces aspects, et y répondre par certains gestesdirigés.

En revanche, la résolution d'une tension s'obtient souvent sans sortir de l'indistinction protopathique : entraînement mutuel dans un rythme commun, vocalisations, mouvements répétés. Au co-mouvement, à la co-vocalisation, peut faire suite une organisation en alternance, première ébauche d'une distinction des deux partenaires dans ce monde fusionnel, protodialogue où rien encore ne les sépare.

Mais c'est la description elle-même de ces états qui entraîne des clivages et des isolations, qui n'existent pas au niveau du vécu pathique indifférenciable : l'intimité et la communion y sont d'une nature telle, qu'elles ne peuvent être exprimées en langage grammatical.

Nous avons appris ici à reconnaître ces états particuliers de l'existence, qui ne peuvent être aperçus et exprimés que dans des formes singulières de langage, comme le langage poétique ou d'autres formes d'expression.

Un des moments-clés du passage du mouvement pathique au mouvement dirigé, menant à la distinction des personnes, semble bien être l'accès du nourrisson à la verticalité : c'est la réalisation conjointe d'un état particulier de tension axiale (tonus) et de la manière dont la mère tient son bébé. Mal tenu, un enfant est mal regardé : on connaît toute la pathologie qui s'ensuit. Bien tenir et bien porter un enfant consiste à le situer et à le tenir fermement par son fond dans sa main et à bien le planter dans le corps de l'adulte : c'est la condition primordiale pour que le bébé puisse s'épanouir dans la liberté de ses mouvements, puis de sa motricité fine, menant à la perception catégorielle, à l'activité instrumentale dirigée en dehors de soi, et enfin à une communication épicritique à l'aide de signes. C'est donc au niveau pathique de la musculature axiale et notamment au niveau du bassin que s'origine l'existence.

Une nouvelle confirmation de l'importance de ce centre de gravité et de sa localisation à l'origine des membres inférieurs, vient d'être apportée par l'étude des relations entre des mères souffrant d'une psychose puerpérale et leur enfant de quelques semaines, au moment où la symbiose évolue en se complétant d'une relation en face-à-face : la mère psychotique n'arrive pas à placer son enfant sur ses genoux de telle manière que les deux bassins soient situés symétriquement. Certes le face-à-face est réalisé et les gestes de communication s'expriment, mais la base sur laquelle ils s'organisent est viciée et la communication préverbale prend alors un caractère pathologique : elle mène à une relation gravement perturbée entre l'enfant et sa mère.

On en est encore aux spéculations quantaux rapports entre la verticalité et l'organisation de la communication verbale épicritique, mais nous devinons les liens internes profonds entre le mouvement vécu commun et l'expression langagière : elle passe par l'organisation du mouvement prototypique qu'est la danse et l'équilibre; c'est de ce mouvement vécu global, insécable en différentes parties, que vont émerger les mouvements dirigés vers le monde extérieur, qui sera alors perçu et distingué du monde intime ressenti.

La parole, s'ancrant dans la respiration et la voix, mouvements par excellence ressentis, devenant porteuse de signes par l'articulation et le découpage qu'elle leur fait subir, prenant par cette métamorphose des aspects critiques, montre par excellence ce va-et-vient simultané et permanent entre deux mondes inconciliables.

Devant les difficultés à mettre en évidence des faits de langage et de comportement isolables et invariants, qui permettraient de signer un trouble du langage, nous nous proposons de chercher à mieux comprendre ce qui se passe au moment du passage du mouvement vécu libre, dansé en commun dans le monde sonore, au mouvement dirigé vers un sens et qui ira se figer en disparaissant sous le signe. Ce passage ne peut être que l'EXISTENCE elle-même : la parole en est l'expression.

Le trouble du langage nous apparaît comme une perturbation de ce pont qui se jette entre le mouvement animé et le signe, de toute évidence tributaire des conditions anatomiques, sensorielles et psychologiques, passées et actuelles, mais amalgamées dans un vécu unique.

Notre thèse est que ces perturbations se marquent dans la forme vivante et dansante de l'expression et qu'elles y sont vécues par quiconque y participe.

Ainsi nous retrouvons notre danseur et son poète, qui l'a si bien compris :

Disposée, en son centre de gravité, à être entraînée et à entraîner dans un mouvement commun, la marionnette humaine, jouissant d'une liberté extrême de ses membres et de ses sensations, à la fois inconsciente et douée d'une conscience infinie, peut devenir la source d'un mouvement de danse plein de grâce, toujours autre, imprévisible, transpossible, inutile et sans fin. De ce mouvement jaillira sans cesse la discontinuité du sens et du signe, qui lui restent inéluctablement liés dans une relation incommensurable, antilogique, mais intelligible.

Mais la marionnette, fatiguée, prenant distance de son temps vécu au monde ensemble avec les autres, pourrait-elle, peut-être, transcender sa propre présence vers sa réalité historique ? Son oreille se détacherait alors du timbre des sons de la langue, de leurs pulsions rythmiques et mélodiques, pour entrer dans le monde totalement objectif des fréquences audiométriques; ainsi devenue l'horloge du Temps de l'Univers, elle percevrait son immensité dans une logique et une linéarité sans faille. Alors, étendue pour de bon dans le temps des époques, la marionnette, immobile, accéderait enfin à sa réflexion parfaite et absolue.

J'en ai fini de ce vague survol. Laissons là l'ours et le danseur qui nous ont donné l'occasion de remettre des problèmes fondamentaux pour la clinique des troubles du langage dans une situation concrète et vécue.

Vous voudrez bien, Monsieur le Conseiller d'Etat, présenter au Gouvernement nos remerciements les plus vifs d'avoir pu, grâce à lui, réaliser cette étape d'une expérience d'enseignement et de recherche hautement passionnante.

Vous voudrez bien, Monsieur le Président de la Commission de Logopédie, dire notre gratitude à la faculté de médecine de nous avoir offert l'hospitalité dans une situation difficile et le gîte indispensable à ces études.

Et très simplement, mes chères collaboratrices, chers amis, je vous remercie du fond du coeur de toutes vos contributions. Mais, vous me donnerez bien encore quelques minutes pour adresser mes dernières réflexions aux étudiantes.

Vous avez, Mesdames, fourni, notamment ces dernières années, un travail ardu et de haute qualité, passant quelques fois avec nous par des passes d'escrime risquées et des feintes dangereuses. Vous savez qu'elles ne furent pas gratuites. Votre travail nous a apporté un enrichissement considérable et je vous en suis sincèrement et profondément reconnaissant.

Vous allez maintenant connaître les difficultés de la vie professionnelle au contact de l'enfant présentant des troubles du langage, il vous arrivera, beaucoup plus souvent que vous ne pourriez le supposer, de côtoyer le gouffre épouvantable de l'étrangeté, de la non compréhension, de la dépression et de la psychose. Même si vous ne le percevez pas toujours, vous le ressentirez profondément. Vous y réagirez, souvent sans le savoir, parce que vous ne pourrez pas alors ne pas vous sentir menacées dans votre propre équilibre.

Vous faites donc partie de ce personnel soignant à haut risque, au sujet duquel on commence à nourrir à juste titre les inquiétudes les plus vives. Aussi, je souhaite qu'à ce moment-là, vous vous souveniez de vos expériences bernoises, de celles où vous avez entrevu, dans les discussions de cas, une issue à l'ineffable que vous viviez. Ceci vous évitera peut-être des contre-attitudes mécanistes et rationalisantes dégénérant en bagarres pour des motifs apparemment futiles de position de langue, de mauvaise discrimination ou de phrases incorrectes : votre échange langagier ne pourrait alors plus porter que sur des éléments congelés et mortifères d'un squelette de langue ou de sens, fixés et abstraits, desquels tout mouvement vécu et toute grâce de l'expression seraient définitivement bannis.

Mon voeu est qu'en lieu et place d'une telle démarche, vous trouviez la faculté et l'aide nécessaire vous permettant d'éviter ce cercle vicieux.

En conclusion et en souvenir de cette dernière leçon, je voudrais vous dédier encore une histoire, qui évoquera beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, les temps forts de ce que fut votre enseignement. Elle est d'un de nos fameux confrères, disparu il y a plus de 4 siècles. La petite Liliane (cas présenté précédemment en séminaire) ne la connaît donc pas et on peut être assuré qu'elle n'en a jamais entendu les formes linguistiques. Et pourtant, quelle étrange similitude !

Cette histoire voudrait enfin vous apporter la démonstration éclatante que les formes qui naissent soudain à la lucidité de la langue sont d'abord ressenties dans leur style immédiat et originaire, en dehors de toute grammaire et de toute réflexion logique. Ce n'est qu'ultérieure-ment, dans l'intelligence d'une construction progressive encore pleine de mystère, que ces formes s'éclaircissent à la conscience réfléchie en se rapprochant de l'état actuel de la langue, qui de son côté ne peut en aucun cas être comprise comme un modèle entièrement structuré et stabilisé.

Il n'y a pas de langage authentique et sain en dehors de ces formes primitives : vous saurez sans aucun doute en respecter les premières pousses et légitimement vous inquiéter de l'apparition précoce des constructions définitives et uniformes de la langue de l'école.

 

Voici ce texte : Rabelais, Le Quart Livre, extraits des chapitres LV et LVI.
(En gras : extraits lus)

 

François Rabelais - Le Quart Livre

 

Chapitre LV

Comment en haute mer Pantagruel ouït diverses paroles dégelées

En pleine mer, nous banquetant, grignotant, devisant et fai­sant beaux et courts discours, Pantagruel se leva et tint en pieds pour découvrir à l'environ. Puis nous dit: « Compagnons, oyez-vous rien? Me semble que j'ois quelques gens parlant en l'air ; je n'y vois toutefois personne. Ecoutez !» A son comman­dement nous fûmes tous attentifs et à plaines oreilles humions l'air comme belles huîtres en écaille, pour entendre si voix ou son aucun y serait épars : et pour rien n'en perdre, à l'exemple d'Antonin l'empereur, nous posions nos mains en paume der­rière les oreilles. Ce néanmoins protestions voix quelconques n'entendre. Pantagruel continuait, affirmant ouïr voix diverses en l'air, tant d'hommes que de femmes, quand nous fut avis, ou que nous les entendions pareillement, ou que les oreilles nous cornaient. Plus persévérions écoutant, plus discernions les voix, jusques à entendre mots entiers. Ce qui nous effraya grandement, et non sans cause, personne ne voyant, et enten­dant voix et sons tant divers, d'hommes, de femmes, d'enfants, de chevaux : si bien que Panurge s'écria :

"Ventre bleu, est-ce moquerie ? Nous sommes perdus. Fuyons ! Il y a embûche au­tour. Frère Jean, es-tu là, mon ami? Tiens-toi près de moi, je te supplie. As-tu ton braquemart ? Avise qu'il ne tienne au fourreau. Tu ne le dérouilles point à demi. Nous sommes per­dus. Ecoutez : ce sont, par Dieu! coups de canon. Fuyons ! je ne dis de pieds et de mains, comme disait Brutus en la bataille pharsalique ; je dis à voiles et à rames. Fuyons. Je n'ai point de courage sur mer. En cave et ailleurs j'en ai tant et plus. Fuyons ! Sauvons-nous. Je ne le dis pour peur que j'aie, car je ne crains fors les dangers . Je le dis toujours. Aussi disait le franc archer de Bagnolet. Donc n'hasardons rien, pour que nous soyons nasardés. Fuyons ! Tourne visage. Vire le gouver­nail, fils de putain! Plût à Dieu que présentement je fusse à Quinquenaie, sous peine de jamais ne me marier! Fuyons, nous ne sommes pas pour eux. Ils sont dix contre un, je vous en assure. De plus ils sont sur leurs fumiers, nous ne connaissons le pays. Ils nous tueront. Fuyons, ce ne nous sera déshonneur. Démosthène dit que l'homme fuyant combattra derechef. Reti­rons-nous pour le moins. A gauche, à droite, au trinquet, aux boulines, fuyons, de par tous les diables, fuyons !"

Pantagruel, entendant l'esclandre que faisait Panurge, dit : " Oui est ce fuyard là-bas ? Voyons premièrement quels gens sont. Par aventure sont-ils nôtres? Encore ne vois-je personne, et pourtant je vois à cent mille à l'entour. Mais entendons. J'ai lu qu'un philosophe nommé Pétron était en cette opinion qu'il y eût plusieurs mondes se touchant les uns les autres en figure triangulaire équilatérale, en la patte et centre desquels disait être le manoir de vérité, et là habiter les paroles, les idées, les exemples et modèles de toutes choses passées et futures : autour d'icelles être le siècle. Et, en certaines années, par longs intervalles, par d'icelles tomber sur les humains comme ca­tarrhes, et comme tomba la rosée sur la toison de Gédéons; par là rester réservée pour l'avenir, jusqu'à la consommation du siècle. Me souvient aussi qu'Aristoteles maintient les paroles d'Homère être voltigeantes, volantes, mouvantes et par con­séquent animées

«De plus, Antiphanes disait la doctrine de Platon aux pa­roles être semblable, lesquelles en quelque contrée, au temps du fort hiver, lorsque sont proférées, gèlent et se glacent à la froideur de l'air et ne sont ouïes. Semblablement ce que Platon enseignait aux jeunes enfants, à peine être d'iceux entendu lorsque étaient vieux devenus.

Or serait à philosopher et rechercher si par hasards serait ici l'endroit auquel telles paroles dégèlent. Nous serions bien ébahis si c'étaient les tête et lyre d'Orpheus. Car, après que les femmes de Thrace eurent Orpheus mis en pièces, elles jetèrent sa tête et sa lyre dans le fleuve Hebrus. Icelles par ce fleuve descendirent en la mer Pontique jusques en l'île de Lesbos, toujours ensemble sur mer nageant. Et de la tête con­tinuellement sortait un chant lugubre, comme lamentant la mort d'Orpheus; la lyre, à l'impulsion des vents mouvants, les cordes accordait harmonieusement avec le chant. Regardons si les verrons ci autour."

 

Chapitre LVI

Comment, entre les paroles gelées, Pantagruel trouva des mots de gueule

Le pilote fit réponse :

- Seigneur, de rien ne vous effrayez. Ici est le confin de la mer glaciale, sur laquelle fut, en commencement de l'hiver dernier passé, grosse et félonne bataille, entre les Arismapiens et les Néphélibates. Lors gelèrent en l'air les paroles et cris des hommes et femmes, le chocs des masses, les heurte des harnois, des bardes, les hennissements des chevaux et tout autre effroi de combat. A cette heure, la rigueur de l'hiver passée, advenant la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouïes.

- Par Dieu, dit Panurge, je l'en crois. Mais en pourrions-nous voir quelqu'une. Me souvient avoir lu qu'à l'orée de la montagne en laquelle Moses reçut la loi des Juifs, le peuple voyait les voix sensiblement.

- Tenez, tenez, dit Pantagruel, voyez-en ici qui ne sont encore dégelées.

Lors nous jeta sur le tillac pleines mains de paroles gelées, et semblaient dragées perlées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots de sinople, des mots d'azur, des mots de sable, des mots dorés. Lesquels, s'étant quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neiges, et les oyions réellement, mais ne les comprenions, car c'était langage bar­bare. Excepté un assez grosset, lequel ayant frère Jean échauffé entre ses mains, fit un son tel que font les châtaignes jetées en la braise sans être entamées lorsque s'éclatent, et nous fit tous de peur tressaillir.

- C'était, dit frère Jean, un coup de faucon en son temps.

Panurge requit Pantagruel lui en donner encore. Pantagruel lui répondit que donner paroles était acte des amoureux.

- Vendez-m'en donc, disait Panurge.

- C'est acte d'avocats, répondit Pantagruel, vendre paroles. Je vous vendrais plutôt silence et plus chèrement, ainsi que quel­quefois le vendit Démosthènes moyennant son argentangine.

Ce nonobstant il en jeta sur le tillac trois ou quatre poignées. Et y vis des paroles bien piquantes, des paroles sanglantes les­quelles le pilote nous disait quelquefois retourner au lieu duquel étaient proférées, mais c'était la gorge coupée, des paroles hor­rifiques, et autres assez mal plaisantes à voir. Lesquelles en­semblement fondues, ouïmes : hin, hin, hin, bin, his, ticque, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trace, trr, trrr, trrrr, trurr, trrrrrr, on, on, on, on, ououououon, goth, magoth, et ne sais quels autres mots barbares; et disait que c'étaient vo­cables du heurt et hennissement des chevaux à l'heure qu'on choque. Puis en ouïmes d'autres grosses, et rendaient son en dégelant, les unes comme des tambours et fifres, les autres comme de clairons et trompettes. Croyez que nous y eûmes du passe-temps beaucoup. Je voulais quelques mots de gueule mettre en réserve dans de l'huile comme l'on garde la neige et la glace, et entre du foin bien net. Mais Pantagruel ne le voulut, disant être folie faire réserve de ce dont jamais l'on n'a faute et que toujours on a en main, comme sont mots de gueules entre tous bons et joyeux pantagruélistes.

Là Panurge fâcha quelque peu frère Jean, et le fit entrer en rêverie, car il vous le prit au mot sur l'instant qu'il ne s'en doutait mie, et frère Jean menaça de l'en faire repentir, en pareille mode que se repentit G. Jousseaulme vendant à son mot le drap au noble Patelin, et advenant qu'il fût marié, le prendre aux cornes, comme un veau, puisqu'il l'avait pris au mot comme un homme. Panurge lui fit la grimace, en signe de dérision. Puis s'écria, disant: «Plût à Dieu qu'ici, sans plus avant procéder, j'eusse le mot de la Dive Bouteille!

 


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