LA PAROLE COMME PRINCIPE DE LA CLINIQUE

1993

 

Résumé : Le langage est habituellement considéré comme un instrument de communication et ainsi réduit à un rôle secondaire : ceci mène à une impasse. Les faits de langage ne peuvent pas être assimilés à des faits de sciences naturelles : ce sont des faits d'entente et de compréhension mutuelles, naissant dans la rencontre de deux êtres humains au moins, différents l'un de l'autre, participant à un monde commun. Les faits psychiques impliquent nécessairement le langage et sont eux aussi des faits d'entente mutuelle. La constitution de la clinique repose sur ces faits de compréhension primordiale et originaire : elle ne peut être réduite à la collection et à l'organisation de faits de sciences naturelles. La distinction entre ces deux catégories de faits met en présence permanente deux modes de penser antinomi­ques conjoints dans une union polémique et paradoxale, qui doit être reconnue et endurée par tout homme s'il veut échapper à la misère d'une existence déficiente : c'est alors seulement que l'on peut entrevoir toute intervention psychothérapeutique authentique.

 

Introduction

Notre intérêt pour les problèmes de langage s'est éveillé lors de nos premières expériences de consultation psychiatrique avec les enfants et les adultes dans le Jura en 1955, alors qu'aucun psychiatre, ni psychologue n'était établi dans cette région. Nous avions été frappés par le nombre important­ de malades dont les formes d'ex­pres­sion verbale nous surpre­naient, les unes nous parais­sant inhabituelles, curieuses tout en restant parfaite­ment com­préhen­si­bles, les autres, altérées ou pertur­bées, pouvant aller jusqu'à compromettre notre compréhension mutuelle. Ces phénomènes ne doivent pas être, à notre avis, considérés en clinique comme accessoires ou secondaires, bien qu'ils y restent souvent inaperçus : en ef­fet, toute acti­vité psy­chia­tri­que, qu'elle soit explora­tion ou thérapeuti­que, est néces­saire­ment mise en jeu de la parole, "à moitié à celui qui parle, à moitié à celui qui l'écoute" (Montai­gne) ; elle est cons­tamment partagée dans l'harmonie et le rythme d'un monde commun qui naît dans la rencon­tre du malade et du psychia­tre, monde dans lequel ils s'accordent et s'enten­dent dans une unité "parlan­te". La parole, dans la totalité de ses aspects sonores, est bien autre chose que seulement moyen des sens et des significa­tions qu'elle révèle et transmet. En se faisant, elle donne lieu à une sympto­ma­to­logie particu­lière de sa forme comme "trouble du langa­ge", et de son contenu qui s'y compre­nd et s'y thémati­se comme "trouble psychique" : plain­tes et souf­fran­ces morales sous-tendues d'an­goisse qu'ex­prime le malade sur le mal qu'il ressent dans l'humeur d'une certaine atmos­phère, mais aussi autres conte­nus psychi­ques, que ceux qui vivent avec le malade consi­dè­rent comme pathologi­ques, idées déliran­tes, interpré­ta­tions étranges, hallucina­tions, etc...

C'est pourquoi, dans l'organisation de la psychia­trie ambula­toire de la partie francophone du Canton de Berne d'alors, à laquelle nous avions été amenés [1] avec les autorités cantonales et qui avait abouti à la création en 1960 du Service médi­co-psychologi­que du Jura [2], nous devions mettre le problème du langage au premier plan de nos préoccupa­tions.

En effet, d'une part, le nombre d'enfants vus en consultation et présen­tant des troubles du langage menaçant leur intégration scolaire prenait des proportions inattendues. D'autre part, la structure à donner à la nouvelle insti­tution officielle impliquait de prendre certaines options quant à la nature des traitements biologi­ques et psychologiques pouvant être retenus parmi la masse déjà impo­sante des méthodes psychologi­ques proposées alors, plus ou moins scientifique­ment fondées, en regard du type de problèmes que nous rencontrions dans notre région. La découverte des neurolepti­ques ne remontait qu'à quelques années (1952) : ces nouveaux médicaments étaient en train de modifier de fond en comble la structure des soins psychiatriques et ils permet­taient d'envisa­ger le traitement ambula­toire des troubles psychi­ques graves qui précé­dem­ment devaient être hospitali­sés en hôpital psychiatrique. Kuhn venait de mettre en évidence l'activité antidé­pres­sive d'une nouvelle substan­ce, à l'origine des traite­ments antidé­pres­seurs actuels (1957), devenus ambula­toires, eux aussi, dans une très grande majorité des cas ; nous pouvions dès lors envisager de traiter biologique­ment les dépres­sions spécifi­ques de l'enfant [3] et de l'adoles­cent, état fréquent bien que beaucoup trop rarement diagnostiqué ; jusque-là les enfants ne pouvaient bénéfi­cier que de traite­ments psycho­thé­rapeuti­ques souvent très longs, coûteux, donc limités, et dont le succès reste souvent probléma­tique. De ce fait, le rôle et la place de l'expres­sion verbale en clinique psychia­trique, partie toujours intégrante de tout traite­ment psychiatri­que, quel qu'il soit, étaient totale­ment modifiés et devaient être envisagés sous un angle différent. La place essen­tielle et primordiale de la parole dans la formation de la vie mentale devait d'ailleurs nous apparaître avec encore plus d'évi­dence lors d'un examen plus précis des troubles du langage, qui se sont révélés être souvent en relation avec des états dépres­sifs fonda­men­taux.

C'est dire que notre intérêt pour le langage en clinique psychiatri­que n'é­tait pas guidé par des considérations abstraites et théori­ques : il est resté fermement ancré dans notre pratique quoti­dienne concrète. Nous avons ainsi été poussés à une observa­tion de plus en plus minutieuse, fine et différen­ciée des phéno­mènes de langage en clinique psychiatri­que de l'enfant et de l'adul­te. Ceci nous a conduit à une modifica­tion radicale de la conception habituelle que l'on se fait du langage comme "instrument de communication", et à une remise en cause des points de vue courants quant à la nature de l'implication du langage en clinique psychia­trique, notam­ment en psycho­thérapie. Il en est résulté une transforma­tion de notre approche concrète et critique des troubles du langage, de leur traite­ment [4], mais aussi une modification de notre manière de comprendre le proces­sus psycho­thérapeutique. Il s'agit de ques­tions scientifi­ques entière­ment ouvertes à la réflexion et à la recher­che clinique : notre démar­che, qui se poursuit actuelle­ment, s'est révélée particuliè­rement difficile et périlleuse, pour les deux raisons principales suivantes :

1. Au cours de son développement, la psychia­trie a abandonné très tôt le problème du langage et de ses troubles aux spécialis­tes des troubles de l'audition et de la phona­tion, à la neurolo­gie du cerveau, puis à la neuropsy­chologie, pour des motifs d'autant plus obscurs et incompré­hen­sibles que sa constitution-même et son activité tant clinique que scientifique est une question de langage. Aussi, le psychia­tre n'entend-il pas beau­coup parler du langage et de ses troubles pendant sa formation : il n'y est pas éveillé. Mais il y a plus : le langage n'étant plus considéré dans la totalité indissolu­ble qu'il forme avec la vie psychique, il en vient à n'être plus compris que comme un instrument indépen­dant d'elle : son étude est alors envisagée d'une manière mécani­que se fondant dans l'anatomo-physiolo­gie, en tant que "appareil du langage", concept abstrait et théorique. La psycha­na­lyse elle-même ne s'était plus occupée du langage qu'accessoi­rement de­puis que Freud avait éliminé ses "Études sur l'Aphasie" de 1891 de ses œuvres psychanaly­ti­ques. Cet écrit n'a plus reparu en allemand et il n'a paru en traduction française qu'en 1983. Pour­tant, Freud ne peut éviter de repren­dre, sans la modifier dans son essence, la théorie du langage qu'il formulait au sujet de l'aphasie dans plusieurs de ses écrits psychanalytiques impor­tants et jusqu'à la fin de sa vie. Cette théorie a été radicale­ment critiquée et contes­tée dès le début par Bergson [5], puis Goldstein [6] et d'autres [7]. Pourquoi la psychiatrie évite-t-elle de réfléchir sur le fond du problème clinique du langage ? Voilà une question qui n'est actuelle­ment pas discutée.

2. Sans connaissance scientifique spécifique sur le langa­ge, ni formation philosophique critique permettant d'aborder ces problèmes d'une manière rigoureuse, nous avions l'avantage de ne pas avoir de présupposés théoriques définis à ce sujet et de devoir rester entière­ment dans le concret de l'observation "au plus près des choses" (Husserl [8] ). Nous fûmes cependant d'emblée confrontés aux théories et aux faits venant de sciences voisines, la linguisti­que, la phonéti­que, la neuropsycholo­gie, l'audio-phonologie et d'autres. C'eût été manque de rigueur que d'appliquer sans autre à la clinique des concepts forgés dans une expérience et une réflexion ne s'appuyant sur aucune référence psychia­tri­que clinique fondée dans le vécu et la rencontre avec l'autre. En nous défen­dant de tout empiète­ment de ces sciences dans notre activité et de toute allégeance à leurs positions théoriques, il fut possible d'établir certaines relations critiques entre nos observa­tions et les faits que ces sciences pensaient avoir établis. Ce fut une remise en cause perma­nente et quotidienne de notre manière de travailler et le début d'un chemine­ment original avec chacun de nos malades, ouvrant sur sa spontanéité et sa singularité, allant de pair avec l'acquisi­tion progressive pour nous d'une dispo­nibilité de tout instant à la surprise et à l'étonne­ment dans ce que nous enten­dons et compre­nons soudain avec lui; ceci impose de dépasser progressi­vement des positions théori­ques précon­çues et implicites et de renoncer à des modèles préétablis ou à des métho­des dictées par telle école: c'est dans cette perspec­tive de liberté et de respect que se manifes­te alors un change­ment psycho­thé­ra­peutique véritable.

 

La parole représentée

Quiconque parle est forcément conscient qu'il parle ; s'il parle de la parole et du langage, il s'en fait nécessairement une repré­sen­ta­tion et s'en forme une conception, la plupart du temps inexprimée ; cette concep­tion appelle certains présup­po­sés sur les troubles du langage et la manière de les amender. Cette disposition de l'esprit faite d'éviden­ces non conscien­tes ­com­pli­que l'étude rigoureuse des phénomènes langagiers dans leur authenti­cité et pose un problème de fond.

Cette conception du langage s'explicite et est mise en œuvre quand nous réfléchis­sons, quand nous dépouillons un protocole, quand nous cherchons à expliquer à l'autre ce que nous avons observé et elle apparaît dans les termes que nous employons pour le faire. Mais cette conception reste inappa­rente et inaper­çue dans bien d'autres situations, notam­ment quand nous sommes engagés dans une activité créatrice avec l'autre. En revanche, quand nous sommes dans une activité langagiè­re, même sponta­née, nous pouvons parfaitement ressentir cet instant où nous glissons d'un état d'esprit à l'autre, de l'état d'incons­cience de la langue à sa conscience, dès que nous sommes arrêtés par une hésitation, une difficulté de compré­hen­sion ou un autre phéno­mè­ne, par exemple une faute de pronon­cia­tion, de vocabulaire ou de syntaxe chez notre interlocu­teur. On peut ressentir le heurt de ce mouvement (cet ébranle­ment) égale­ment en consulta­tion, à divers moments de l'examen. Mais le langage n'est pas le seul à présenter cette particu­la­rité : dès que l'homme ressent son corps ou qu'il y pense, il se le représente, comme il se représente le monde dans lequel il vit. Cepen­dant, pour qu'il puisse se faire une théorie du langage, il faut qu'il entre­tienne un certain rapport avec lui, c'est-à-dire qu'il puisse se représen­ter le langage en tant que langage, comme "objet". C'est d'ailleurs ce qu'il a appris à faire à l'école, en appre­nant les lettres, puis la grammaire. L'ennui pour nous, en clinique, dans cette représen­ta­tion-là du langage, c'est qu'il n'y a pas de case libre pour la "faute du langage", le signe d'un trouble de langage. La grammaire antique le dit bien, et son message n'a pas changé depuis deux mille ans : ces accidents de la phonation "quae demonstrari scripto non possunt" sont des "inenar­rabiles soni" et des «vitia oris et linguae"; ces accidents de la phonation sont des sons qui n'ont pas de nom et qui sont refusés par les "oreilles instruites".Alors que la seule caractéris­ti­que objective de ces phénomènes sonores insaisissa­bles, confus, est la négation de leur capacité à être transcrits et décrits, ils revêtent la propriété sensible fondamen­tale de distinguer l'identité de personnes d'ethnies différentes et de les reconnaître ! Les notions de "barbarisme" et de "solécisme" expriment bien ce dilemme. C'est admettre que la gram­mai­re, la théorie de la langue, échoue devant certains phénomè­nes primordiaux de l'expression. C'est un bel exemple de l'impasse dans laquelle nous mène une théorisa­tion du langage [9].

Cette grammaire sait d'ailleurs aussi, dès qu'elle se constitue au cours de la période hellénistique, que ces troubles sont en relation avec la bouche et les mouve­ments qui se passent à ce niveau : il est frappant de voir que très tôt, elle les interprète comme des troubles mécaniques d'un corps considéré comme un automate, un corps mort, qui tient sa vie d'une intervention venant de l'extérieur de lui. Cette grammaire peut prendre une figure inquiétante ; une allégorie du Ve siècle [10], qui a dominé tout le ­Moyen Âge au point qu'on en trouve l'illustration jusque dans les sculptures des porches de nos cathédra­les [11], nous le montre bien. Je traduis et résume :

"Mercure bien fatigué d'avoir tant voyagé pour les Dieux, a décidé de se marier et après de nombreuses hésita­tions a choisi la Philologie, dame très instruite. Il va maintenant s'efforcer de bien parler. Au repas de noces sont invités entre autres les sept arts libéraux : chacun d'eux va prendre la parole. Le premier sera la Grammaire. Elle s'avança sous les traits d'une vieille dame pleine de charme, revêtue pour la circons­tance d'une toge romaine, et dont on disait qu'elle était née à Memphis, où Mercure, sous les traits du Dieu égyptien Thoth, avait inventé les lettres et les nombres. Elle portait dans ses mains un coffret poli, une belle pièce d'ébénisterie incrustée d'ivoire, de la­quelle elle sortit, comme un médecin habile, les emblèmes des blessures qui devaient être soignées. Elle prit d'abord dans la boîte un bistouri orné d'un point brillant, avec lequel elle dit qu'elle pouvait élaguer les fautes de prononciation chez les en­fants ; ceux-ci pourraient ensuite retrouver la santé grâce à une certaine poudre noire (de l'encre) contenue dans des roseaux, une poudre faite proba­blement de cendre ou d'encre de seiche. Elle prit ensuite une médecine très piquante qu'elle avait fabriquée avec de la fleur de fenouil et la tonte d'une chèvre, une médecine d'un rouge pur, dont elle disait qu'elle pouvait être appliquée sur la gorge lors­qu'elle souffre d'une ignorance bucolique et lorsqu'elle expire l'air abject d'une prononciation corrom­pue. Elle montra encore une essence déli­cieuse de sarriette, produit d'un travail de longues nuits et de veilles, dont elle dit qu'elle rendait mélodieuse la voix la plus déplaisante par sa dureté et sa rudesse. Elle nettoyait aussi les bronches et les poumons par l'applica­tion d'une médecine faite de cire noircie sur bois de hêtre et d'un mélange de noix de galle et de colle, ainsi que des rouleaux fabriqués avec des plantes du Nil (papyrus). Ce cataplasme était efficace également pour stimuler la mémoire et l'attention, parce que, par sa nature, il réveillait les gens. Elle tira ensuite de son coffret une lime très finement ouvragée, divisée en huit parties, tout en or, reliées entre elles de différentes manières, avec laquelle, dans un mouve­ment bienveillant d'avant en arrière, elle net­toyait progressivement les dents sales et les troubles de la langue et tous les immondices (obscénités) ramassés dans la ville de Soles." La Grammaire poursuit ensuite un long discours de plus de 40 pages sur la manière d'enseigner succes­sivement le nom, les différentes classes de choses et leur nom respectif, pour que ses élèves ne confon­dent pas un nom avec l'autre, etc...

Cette conception des choses est restée immuable : mais elle a perdu aujourd'hui son charme allégorique. On continue d'em­ployer des instru­ments pour corriger les positions et les déplace­ments de la langue dans la bouche et le guide-langue est encore vendu comme équipe­ment de l'orthophoniste : la chirurgie moderne opère la langue de certains malades parce qu'ils parlent mal et corrige la bouche parce qu'elle ne corres­pond pas aux chablons de l'esthétique du temps et de l'ethnie, sur un fond à peine dissimulé de purification. Tout ceci au nom de l'orthoé­pie. Il est impérieux de ne jamais oublier ce point de vue d'un ressenti esthétique fondamen­tal, extrême­ment puissant lors­que l'on s'occupe de problè­mes de langage, même sur le plan purement théorique, et d'autant plus qu'il est souvent dénié par les scientifiques : cette aesthésis est rendue inaccessible par leurs explications théori­ques et mécanistes. Pour le grec d'il y a 2500 ans, celui qui parle mal est un barbare et celui qui ne parle pas le grec ne pousse que des cris d'oi­seaux.

Nous avons essayé de faire le point de la situation de ces problèmes complexes­ dans la "Parole troublée" et de montrer un certain chemin de réflexion par un aperçu sur l'histoire de la gram­maire et de la faute. Il faut maintenant toucher deux thèmes fondamentaux, objet de notre préoccupa­tion ; ils portent sur une question de fond, celui de la constitution de la clinique du langage et de la clinique psychiatri­que tout court, qui débouche sur une interrogation quant à la nature de ce qui se passe au niveau de la parole et du langage quand nous parlons avec un malade, que ce soit en consultation, en psycha­nalyse, en psycho­théra­pie (terme plein de mystère) ou en "rééduca­tion du langage" (terme que nous avons banni de notre vocabu­laire sans avoir encore pu lui trouver un substitut plus approprié à notre travail). Ce dernier point n'est pas mûr pour être abordé d'une manière explicite.

 

Constitution de la clinique

Cette question de fond semble s'articuler autour de deux axes :

1. la récolte des faits de langage

2. le rapport que nous entretenons avec ces faits dans, avec et par la langue.

Comment récolter des faits psychiques et des faits de langage, puis les regrouper de manière à pouvoir constituer une véritable clinique psychiatri­que, comprenant les faits de langage, ou, plus justement parlant, en tenant compte du fait que ces faits psychiques sont toujours imbriqués dans l'expression verbale ?

Une question analogue s'est posée au début de la civilisa­tion occiden­ta­le lors de la constitution de la médecine, avec l'appari­tion de la réflexion philo­so­phique, qui est en même temps la naissance de l'esprit scientifique et des sciences de la nature. Deux points de vue se sont alors faits jour, l'un consistant en une observa­tion immé­diate et empiri­que, l'autre une théorie, un postulat préalable à cette observation.

"Tous ceux qui, ayant entrepris de traiter de la médecine...se sont donnés comme fondement à leur thèse un postulat (quel qu'il soit) commettent des erreurs manifestes...mais sont surtout blâmables, parce que ces erreurs portent sur un art qui exis­te"...sans hypothè­se.

C'est ainsi que débute le premier livre de la "Collection hippocra­tique, intitulé "De l'ancienne médecine"(Hippocrate [12], I,1). Et plus loin, l'auteur s’explique :

"...J'ai estimé que la médecine n'a pas besoin d'innover en posant des postulats, comme il est néces­saire de le faire si l'on veut dire quelque chose au sujet des choses invisibles ou douteuses...et pour les choses qui sont au ciel ou sous la terre...Mais en procédant ainsi", (c’est-à-dire en faisant des postulats, des hypothèses) ...person­ne..."ne verrait claire­ment s'il est dans le vrai ou non, car il n'y a pas de critère auquel on puisse se référer pour avoir une connais­sance exacte." (l.c., I,3)

Hippocrate fait ici d'emblée une distinction entre des " faits de médeci­ne" et des " faits des sciences naturelles".

"Au contraire, la médecine est en posses­sion de tous ses moyens." (l.c., II,1)..."Et par dessus tout, il me semble que l'on doit, quand on traite de cet art, exposer des choses qui soient concevables par des profanes. Car l'objet qu'il convient de rechercher et d'exposer n'est autre que les affections dont ces gens-là sont atteints et dont ils souffrent...En revanche, si l'on passe à côté de la faculté de compré­hen­sion des profanes et si on ne met pas les gens qui écoutent dans cette disposi­tion d'esprit (c’est-à-dire : de s'entendre et de se compren­dre), on passera à côté de la réalité (l.c., II,3)...."Les tâches du médecin sont bien plus diversifiées et requièrent une exactitude bien plus grande. Il faut donc chercher une mesure ; or il n'y a pas de mesure - ni nombre, ni poids - à quoi l'on puisse se référer pour connaître ce qui est exact, si ce n'est la sensation du corps (τoØ σéματoς τ¬v αÇσθησιv)" (l.c.,IX,3).n

Ainsi de "L'An­cienne médeci­ne" et de son mode de penser.

Quand on veut s'occuper des affections dont les gens souffrent, il est indispensable de s’entendre et de se comprendre avec eux pour accéder à la réalité de leur mal ; et ce "comprendre", cet "enten­dre" n'est pas de l’ordre de la mesure comme dans les sciences naturelles : il est de l’ordre du ressentir du corps vivant.

Mais, ressentir de qui, et du corps de qui s'agit-il ? du malade ou du médecin ? Question ambiguë qui reste l'objet de vives contro­verses. La recherche phénoménologique psychia­trique y cherche une issue en mettant en éviden­ce cette qualité particu­lière du rapport de participa­tion du malade, du médecin et de la maladie ensemble au monde et dans un monde, à une totalité articulée. Dans une telle totalité, on ne peut plus considé­rer la pré­sence d'un sujet isolé des autres dans un monde spatio-temporel objectif, donné d'avance et indépen­dant des sujets et des objets qui pourraient s'y trouver. La participation originaire est igno­rante d'un sujet séparé de son objet.

Hippocrate certes, avait ses concepts et ses théories; ils ne sont pas dénués d'intérêt et lui ont servi de repère pour structurer ses investiga­tions, mais son tour de force a été de constituer une médecine indépen­dante de toute hypothèse et de toute philoso­phie, en séparant claire­ment ses descrip­tions des explications causales ou génétiques quelles qu'elles soient: considérant chaque malade comme cas particulier, avec son nom et son lieu, le comparant à d'autres, Hippo­crate donne à ses observations un caractère inachevé, ouvert et singulier, toujours susceptible d'une nouvelle interpréta­tion; elles forment chacune un tout cohérent et ce n'est pas la moindre des choses que de pouvoir, comme médecin, reconnaître au­jourd'hui dans ses descriptions, de quelle maladie il s'agît, de pouvoir poser un diagnos­tic précis et gardant toute sa valeur scientifi­que chez un malade ayant vécu il y a plus de deux millénaires !

L'autre mode de penser, celui de la nouvelle médecine, c'est, dit Hippocrate,

"...la théorie de ceux qui adoptent une nouvelle méthode dans leurs recherches sur l'art en partant d'un postu­lat"... (l.c., XIII,1) et qui disent que "...c'est ce savoir (formation théorique) que doit parfaitement acquérir celui qui a l'intention de soigner correcte­ment les hommes. Et le discours de ces gens-là va dans le sens de la philoso­phie" (l.c., XX,1)..."Mais moi j'estime que tout ce qui a été dit ou écrit sur la nature par tel savant ou tel médecin a moins de rapport avec l'art de la médecine qu'avec l'art de la peinture ( et l'on sait le peu d'estime que les scientifi­ques de l'époque accordaient à la peinture ) , et j'estime que pour avoir quelque connais­sance de la nature (de l'homme), il n'est d'autre source que la médeci­ne ( c'est-à-dire le ressentir d'un corps vivant ). Et cette connais­sance, il est possible de l'acqué­rir parfaite­ment quand on embrasse la médecine elle-même correctement dans sa totalité...je veux dire cette enquête ( ÂστoρÆηv) qui consiste à savoir ce qu'est l'homme, les causes de sa formation et tout le reste..."(l.c., XX,2). Autrement dit, la connais­sance de la nature humaine, l'anthro­pologie, n'est possible que par l'expé­rience que fait le médecin, de l'homme ressen­tant et endurant "...ce qui arrive(ra) à chacun à la suite de chaque chose" (l.c. XX,3)...et non par la connais­sance logique préalable d'une cosmologie, des sciences naturelles.

Ainsi, l'objet de l'ancienne médecine se maintient à la portée de l'homme, puisque le savoir médical est ce que ressent le malade et que ressent et com­prend le médecin avec le malade, alors que l'objet de la médecine philosophique est hors de portée de l'homme, parce que son savoir est hypothétique, fondé sur une cosmolo­gie, étran­ger à l'art de la médecine.

On peut transposer sans difficulté ces propos à la médecine de la parole, à une différence près, c'est que les phénomènes de parole se passent dans le monde sonore, qu'ils sont fugitifs, éphémères et uniques, c'est-à-dire qu'ils ne se produisent qu'une fois et sont toujours différents. Le monde sonore est englobant et donne à la participation une qualité de prégnance toute spéciale, mais nous n'aborde­rons pas ce problème ici.

Tout ceci fait que, en ce qui nous concerne, la récolte des faits de langage ("Ce que dit le malade") se compli­que considérable­ment : ce facteur n'est pas, à notre avis, suffisam­ment pris en compte dans la constitution de la clinique psychiatrique.

Nous avons montré combien il est hasardeux et délicat de considé­rer ce que l'on rapporte au sujet du malade comme étant "ce que le malade a dit" au titre d'une observation exacte et vraie [13]. En réalité, ce n'est pas ce que le malade a dit, mais ce qui résulte de notre entente avec le malade, c'est-à-dire ce que nous avons gardé en mémoire du résultat de notre rencontre et de notre entretien avec lui. Encore faudrait-il préciser le degré de liberté qu'a revêtu cet entretien. Ce que nous rapportons était-il une réponse à une question et à quel genre de question ? Question où le malade se sent totalement libre ? Question sous-tendue de présupposés et de préala­bles induisant certaines réponses ? Question suivant le chemin de réflexion dans lequel celui qui la pose s'engage pour l'élaboration d'une compré­hen­sion logique et scientifique du cas, comme bien souvent dans une consulta­tion médicale ou quand on "prend" une anamnèse ? Mais aussi ce questionnement pourrait-il être le fruit d'une attitude d'atten­tion ouverte en s'abandonnant à l'écoute ne pouvant être indiffé­rente à ce que dit spontané­ment le malade et capable de s'abstenir - entièrement ou non - d'une certaine position théori­que ? Freud [14] semble en douter :

"...notre science comporte quelques hypothèses qui - on ne sait s'il faut les attribuer aux présupposés ou aux résultats de notre travail..."

Or, il est difficile, voire impossi­ble de se souvenir du contexte de la question que l'on a posée et de ses préalables, ni de la manière dont l'entretien s'est engagé et poursuivi, ni des attitudes qui formèrent le fond sur lequel il se déroula.Ces remar­ques suffisent pour faire com­prendre que la constitu­tion de faits psychiatri­ques et de langage n’est pas de même nature que la constitution de faits ayant trait aux sciences naturelles, objectivement mesurables.

 

Distinction entre les faits naturels et les faits de compréhension

Ceci nous amène à expliciter davan­tage la distinction absolu­ment essen­tielle et fonda­men­tale déjà faite par Hippocrate, en l’étendant aux faits psychi­ques : la récolte des faits de langage, comme celle des faits psychiques, c'est la récolte de faits de compréhension, faits venant d'une entente mutuelle s'enraci­nant dans le ressentir ("Tatsa­chen der Verstän­di­gung", dit Hönigs­wald [15]) ; ce n'est pas la récolte de faits naturels. Les phéno­mènes et les faits psychi­ques sont inhérents à la rencontre de deux êtres au moins, d'essence différente, se surprenant dans une expé­rience mutuelle d'un "entendre - com­pren­dre originaire" et qui s'y expliquent. Cette expérience de participation se fait dans un temps de présence. C'est dans l'accomplis­sement de cette expérience que les phénomènes prennent sens. Ces phénomè­nes originaires échappent à toute emprise objec­tive et scientifi­que. Ils ne sont pas donnés d’avan­ce ; ils sont inopinés et étonnants. Ils ne devien­nent faits que lorsqu'ils sont achevés et peuvent se situer dans un passé accompli. Fixés dans un sens, ils sont alors traités comme des données des sciences naturel­les, des faits naturels. L'ignorance d'une telle distinction­ donne lieu à des confu­sions et à des erreurs de pensée menant à des impasses graves. Notons que ces erreurs se multiplient au­jourd'hui massive­ment par l'irruption du langage informati­que et des sciences dites de la communi­cation dans la psychiatrie, qui cherche à donner à celle-ci une structure de plus en plus formalisée. Or, les phéno­mè­nes ne peuvent garder leur sens et prendre le caractère de faits qu'en mainte­nant leur racine dans la situation originaire de compré­hension. Il faut s'en rappeler notamment quand on réfléchit sur le langage : il s'articule dans une langue que nous avons, en effet, de plus en plus tendance à ne voir que comme une structure de significa­tions données en dehors de nous, autre­ment dit de considé­rer la langue comme un objet de science naturelle, un code. Or, il n'y a pas de parole objective ou objecti­vable, en dehors de la situation originaire du compren­dre, de l'enten­dre et de l'être au monde avec les autres. La parole n'est pas réducti­ble à un appareil anatomo-physiologi­que qui s'offrirait à des significations venues d'ailleurs et sans rapport interne avec lui. La parole est coorigi­naire de l'existence humaine, prise dans son sens non trivial. La parole ne peut être prise comme parole que dans la mesure où elle est comprise comme telle. Heideg­ger [16] s'est exprimé à ce sujet d'une manière particulière­ment claire et Maldiney a magistra­lement traité le problème du Compren­dre dans son article de 1967 [17] pour le reprendre ensuite dans de nombreuses publications : ce n'est pas le lieu d'insister davantage sur ce problème.

Les faits de médecine opposés aux faits de la nature par Hippocrate deviennent pour nous les faits de compréhension opposés aux faits des sciences naturelles. Le Vrai pour Hippo­crate, dans tout ce qui a trait à l'homme, c'est le "fait de médeci­ne", pour nous le "fait de compréhen­sion".

Depuis Laennec et surtout Claude Bernard, la médecine est devenue une science de la nature et elle a nécessairement recours à des hypothèses, des modèles, comme l'on dit au­jourd'hui. Ce modèle est par excellence l'anatomo-physiologie, qui considère l'être humain comme un organisme, une machine, dont on peut explorer, puis corriger les organes et les fonctions perturbées. Les immenses succès de cette manière d'envisager les choses a transformé et subjugué totalement toute notre manière de penser l'homme. La psychologie allait elle aussi, au XIXe siècle, être emportée par le même courant de pensée, se considé­rer comme une science naturelle et étudier le psychisme de l'homme comme organis­me, comme appareil aux multiples fonctions. Les sciences du langage ont suivi le même chemin : on peut même dire qu'elles ont pris cette voie bien avant la constitu­tion de l'anatomo-physiologie moderne. On récolte dès lors les faits de médecine comme des faits des sciences naturelles, c'est-à-dire dans l'esprit d'une théorie sous-jacente très structu­rée; les faits de langue sont devenus égale­ment des faits analogues à ceux des sciences naturelles, donnés en eux-mêmes, sous-tendus par des mécanismes hypothétiques non vérifiables, pris en dehors de l'entente mutuelle de compré­hen­sion, ainsi dans le structuralisme saussurien ou la gram­maire généra­tive, ou dans les études sur l'aphasie de Jakobson [18].­ Tant l'évolu­tion des sciences humaines que celle de la méde­cine marquent donc une étape détermi­nante de la pensée, avec la mise entre parenthèses du ressentir et de la compréhension primaire qui y germe, pour faire place à la compréhension logique théorique. Qu'en est-il alors de la récolte des faits psychiques, faits d'entente mutuelle, de compréhension ?

Le grand maître de la philoso­phie à Vienne, Franz Brentano, dont Freud allait suivre les cours pendant 6 semestres au début de ses études de médecine, était un homme particulière­ment brillant sur le plan de la critique philosophique et très indépen­dant face aux systèmes institués. Il fut l'instigateur du mouve­ment phénomé­no­lo­gi­que, maître de Husserl, inspirateur de Heidegger. Il allait introduire la critique néces­saire de ce problème en tentant d'opérer pour la psycholo­gie une démarche analogue à celle d'Hippo­crate. Je traduis :

"Mon école distingue une psychognosie d'une psychologie génétique. L'une indique (weist) tous les derniers constituants psychiques, dont la combinaison donne naissance à la totalité (Gesamtheit) des phénomè­nes psychique­s, [de même que la totalité des mots naît à partir des lettres...] L'autre nous apprend les lois selon lesquelles ces phénomè­nes apparaissent et disparaissent. Vu la dépendance indéniable des fonctions psychiques, des processus qui se déroulent dans le système nerveux, leurs conditions sont en grande partie de nature physiologique et on voit comment ici les recherches psycholo­gi­ques doivent s'intri­quer dans les recherches physiologiques" (Brentano [19], 1895, S.84; Brenta­no [20], S. X-XI)".

"La psychognosie est la psychologie pure, alors qu'il ne serait pas impropre d'appeler psycho­logie physiologique, la psychologie généti­que...La psychognosie ne nous apprend rien sur les causes...c'est pourquoi, même à son plus haut degré de développe­ment, elle ne mentionnera, dans toutes ses thèses et propositions, (Lehr­satz) aucun processus physico-chimique..."

"­Dans ce sens, la psychognosie est la psycholo­gie pure, et de ce fait, d'essence différente de la psychologie généti­que (Remarquons qu'il s'agît d'une hétéro­généité de structu­res : il ne peut y avoir aucune conti­nuité entre elles)... Les psycholo­gues qui jusqu'ici ne dissocient habituel­le­ment pas (radicale­ment) les questions concer­nant la psycholo­gie psychognostique de celles qui s'adressent à la psycholo­gie génétique, mais bien plus, les mélan­gent de diverses manières, agissent en contradic­tion flagrante des Règles que Descartes a énoncées dans le Dis­cours de la Méthode [21]. Cette grave atteinte à la méthode a contribué d'une manière non négli­geable à ralentir les progrès de la psycholo­gie, pour ne pas dire qu'elle les a réduits à néant."

"Ceci ne signifie cependant pas que les connais­sances psycho­généti­ques ne peuvent pas rendre une fois ou l'autre des services aux recherches psychognostiques..., mais les services sont incomparable­ment plus grand dans l'autre sens" (l.c., S. 6).

Ainsi, pour Brentano, toute description psychologi­que doit être com-pré­hen­sible par tout le monde et absolument séparée de toute notion ayant une connotation explicati­ve, génétique, faute de quoi on tombe dans des définitions circulaires inutiles ; elles sont dangereuses parce qu'elles laissent croire à une connais­sance qui n'est que trompeuse et purement fictive; elles tombent­ dans des explications psychologiques sans rapport avec la réalité immé­diate­ment vécue et ressentie, et elles ne tiennent leur valeur de vérité que dans la conformité au modèle.

Dans son dernier texte, inachevé, "Some elementary lessons" de 1938, Freud écrit, (l.c.) : "La psycholo­gie, elle aussi, est une science de la nature. Que serait-elle donc d'autre ?" Mais son cas est différent, concède-t-il : "Tout le monde ne se risque pas à juger des choses de la physique, mais chacun - le philosophe comme l'homme de la rue - a son opinion sur les questions psychologi­ques, se conduit comme s'il était au moins un psychologue amateur."Problème extrêmement intéressant, mais qui n'est pas développé.

On ne trouve pas non plus chez Freud d'élaboration explicite du phéno­mène du comprendre et du "s'entendre ensemble dans un monde commun originaire et dans la langue". Dans sa corres­pondance avec Binswanger qui vient de paraître en allemand [22], ce dernier l'interroge à ce sujet en 1926 ; je traduis et résume :

Binswanger : "...Je me suis toujours demandé quel était le dispositif mental dont vous parliez et qui permettrait à ce "comprendre" de se réaliser..."

Freud : " J'avais écrit, en effet, que l'on devait saisir (erfassen) l'in-conscient du malade avec son propre inconscient, de la même manière que l'on tiendrait l'oreille inconsciente comme récepteur téléphonique en face de lui...Je ne méconnais pas qu'il se cache dans cette formula­tion d'autres problèmes plus profonds...mais il ne vaut pas la peine de s'en occuper plus avant."

Cette question allait être à l'origine du développement de la psychia­trie phénoménologique inaugurée par Bins­wan­ger, dans son article de la même année et traduit en français : "Appren­dre par expérience, comprendre, interpréter en psycha­nalyse" [23]. Les oeuvres de cet auteur ont été oubliées pendant une longue période ; elles réapparais­sent timidement devant l'effondre­ment d'une pensée psychia­trique propre­ment humaine, anthropolo­gique au sens vrai du terme, noyée qu'elle est dans des concep­tions mécanis­tes, notamment par la théorie de la communi­ca­tion, les notions de codes, d'interac­tions, et la méthode des mesures par des grilles et des question­nai­res, des classifications, etc... Mais les faits psycholo­gi­ques, résultat de l'entente compréhensi­ve fondée dans le ressentir, peuvent-ils alors vraiment être considé­rés comme des faits de sciences naturelles puisqu'ils mettent en cause directe­ment la compré­hension mutuelle de deux êtres humains dans un monde commun ?

 

Deux modes de penser conjoints

Nous voici revenus aux deux modes de penser, penser empiri­que descriptif, penser génétique, explicatif. Ces deux modes s'affrontent dès la constitution de la médecine et de la philoso­phie, mais aussi dans l'homme de la civilisation occidentale lui-même, dès qu'il pense et réfléchit. D'essence et de structure différentes, incapables de s'expli­quer l'un par l'autre, inconcilia­bles et sans aucune commune mesure, ces modes de penser esthésique et logique sont paradoxalement unis dans la même unité totali­san­te, l'homme d'abord, en présence de lui-même, mais aussi le médecin en présence de son malade, l'orthopho­niste ou la logopédiste en présence de l'enfant qui parle mal.

Cette différence de penser engendre une faille, qu'il s'agît de reconnaî­tre, sans l'escamoter, voire la nier. Elle ne peut être franchie et dépassée que dans un­ mouvement de transcendan­ce, jamais accompli, qui seul permet la traversée de l'un à l'autre. C'est un moment décisif d'un mouvement imprévisible comme celui du trapéziste qui se lance vers l'autre : il est dangereux parce qu'il peut réussir ou échouer. Ce mouvement est " polémi­que" en même temps que " lien", au sens primordial d'Héraclite. Nous en faisons l'expé­rience chaque fois que nous ex - istons­ authentiquement : nous sentons alors apparaître brusque­ment cette disconti­nuité entre la compré­hen­sion partici­pative et la réflexion logique, l'interpréta­tion, l'explica­tion ou la prescrip­tion. Un bel exemple en est le phéno­mène du premier mot de l'enfant : soudain, dans un moment originaire échappant à toute mesure temporelle et spatiale, la mère comprend quelque chose, qu'elle aura de la peine à fixer, mais dont elle se rappellera ensuite comme mot.C'est aussi le moment où celui avec qui nous étions en participa­tion dans un monde commun au cours d'une consultation ne s'appréhende plus qu'en représen­tation, hors de nous, et devient " un cas". Nous ne nous "compre­nons" plus, nous sommes dissociés l'un de l'autre, nous sommes déso­rien­tés, désorga­nisés, dépri­més et envahis de doute. Nous pouvons aussi faire concrète­ment l'expérience de ces états vécus, par exemple lorsque nous sommes mis en demeure de transcrire l'enregistre­ment d'une séance avec un enfant que l'on comprend mal. Cette traversée d'un état à l'autre se fait dans un moment critique et fait surgir une crise. Comme toute crise elle peut prendre fin par un coup d'état, un coup d'état logique, causal, explicatif qui envahit tout. C'est ainsi que nous apparaît l'esprit scientifique actuel, progres­sant à une vitesse s'accrois­sant démesurément et sans qu'on puisse en imaginer les limites, ni spatiales (espace universel), ni tempo­relles (­é­ternelles). La crise peut aussi disparaître par inanition dans une participa­tion totale sans plus aucun mouve­ment d'existen­ce. De toute manière l'antino­mie de ces deux formes de penser nous menace consta­mment, car l'une d'elles ne peut subjuguer l'autre sans, du même coup, dissocier notre personne et rendre notre existence déficiente. Pour exister d'une manière authenti­que, l'homme, à plus forte raison le médecin et celui qui veut s'occu­per d'un homme malade et surtout de l'enfant malade, est donc mis en demeure d'endurer la crise, crise de la traversée perma­nente entre le ressenti et le logique, - cette polémi­que intérieu­re -, de vivre l'expé­rience de cette crise et de s'en rendre compte. Exister, c’est endurer ce perpétuel porte-à-faux, sort de l'homme qui, en acceptant ce destin devient maître de sa destinée.Le secret de notre action "thérapeuti­que" est peut-être dans l'accompa­gnement - l' "éduca­tion" au sens originaire du terme [24] - de notre malade, c'est-à-dire de "précéder notre malade en le suivant" sur le chemin qui le mènera à sortir d'une existence en échec, pour pouvoir l'assumer d'une manière autono­me. Ce qui est aussi inquiétant que d'endurer cette crise, c'est de la voir niée et déniée, ce qui signifie, en d'autres termes, perdre la mesure des choses, signer la ruine, tant d'une exis­tence que d'une civilisa­tion. Je cite Heidegger [25]:

"Le véritable "mouvement" scientifique se joue quand les sciences soumettent leurs concepts de base à une révision plus ou moins radicale et qui ne leur est pas transparente. Jusqu'à quel point elle est capable d'une crise de ses concepts de base, voilà ce qui détermine le niveau d'une science. Quand survien­nent de telles crises à l'intérieur des sciences, le rapport qu'entretient le questionnement de la recherche positive (la démarche logique) avec les choses mêmes (leur ressenti) qu'il interroge est ébranlé."

C'est la mise en vue de ces différents moments de cet ébranle­ment qui nous a permis de suivre notre cheminement remettant systématique­ment en question nos observations cliniques.

On doit se demander s'il existe encore aujourd'hui un véritable mouve­ment scientifi­que en psychiatrie et dans les sciences du langage : notre inquiétude naîtrait précisément de ne plus percevoir de crise dans l'évolution de la psychiatrie envahie par l'esprit des sciences naturel­les. C'est pourquoi nous nous sommes demandés dernièrement à Münster­lin­gen [26] comment remettre en évidence la dimension esthétique dans l'expérience existentielle en clinique psychiatrique.

La même question se pose dans les sciences du langage et la clinique neuropsychologique ou oto-rhino-laryngologi­que des troubles du langage: les faits de parole y sont traités comme des faits des sciences naturelles, fixés, isolables, pouvant enfin être soumis à un traitement scientifique, comme le demande Saus­sure[27] dans son cours en ce qui concerne la langue. Mais n'a-t-on pas totale­ment oublié que de tels phénomè­nes ne se manifes­tent et ne peuvent être notés, que si quel­qu'un y partici­pe, les enten­d et les comprend comme phéno­mè­nes de langage dans une langue donnée ? Que ces phéno­mènes ne peuvent pas être isolés de la totalité de la rencontre entre deux existants au monde et dans un monde commun de mouvement de parole impliquant intime­ment le monde de la langue ?

 

Le rapport de l'être au langage

Le deuxième axe de la question de fond à laquelle nous étions confrontés au début de ce texte, c'est le rapport que nous entretenons avec les faits de langage dans, avec et par la langue.

Quand on aborde la description des problèmes cliniques de langage, il paraît difficile de respecter les préceptes rigoureux de Brenta­no, la séparation entre la description pure et l'explication génétique physiolo­gique : nous risquons donc constamment de ne pas respecter les règles de la Méthode. Pour­quoi ? L'analyse de cette situation de fait n'est pas clairement élaborée.

Pour désigner les troubles du langage, la langue commune a retenu des termes divers : bégayer, bredouiller, bafouiller, zézayer ; on connaît "beggen, beggelen"; on savait dans ce pays ce qu'était "un caquiou, un cacayou, un balbot, une baidgèle, une brioule", etc...On s'entend - ou on s'entendait - dans ces mots sans diction­naire et sans gram­mai­re. Ils sont si proches de leur racine, de leur origine existen­tielle, ils repren­nent à ce point les "mouve­ment­s originai­res directeurs de sens" (Binswanger [28]), leur sens est à ce point inhérent à leur expres­sion, qu'ils sont immédiate­ment compréhen­sibles.

C'est secondairement que le langage scientifique a donné une explication physiologique de ces phénomènes et ceci depuis Aristote. Une connivence s'est installée entre la physiologie moderne et la grammaire pour en faire une explication plus élaborée. Entré dans le champ de la science, le problème de fond n'est plus évoqué et clôturé hors de toute discussion : la neurophysiologie psychologique des fonctions du langage s'exprime en termes de grammaire et la gram­maire s'expli­que par la neuropsycholo­gie : il n'y a plus rien à dire là-dessus [29]. Mais c'est une impasse et elle se fait jour dès qu'on examine les faits de langage comme nous le faisons en clinique en restant "au plus près des choses".

Autre problème : Comment parler du langage et de la langue autre­ment qu'avec la langue elle-même ? C'est impossible et ceci pose un problème de critique de la méthode très difficile, que nous ne pouvons pas aborder.

La langue a formé et retenu en elle les notions grâce auxquelles elle est devenue capable de se décrire et de s'analyser, de se disséquer et de se donner des règles, autrement dit, elle s'est donné les moyens de sa propre représen­ta­tion et ceux d'en parler : la lettre, la syllabe, le mot, la phrase...etc. Ce sont tous des termes et des règles de la grammai­re. Ce faisant, la langue et les considé­rations sur la langue par les termes de la langue elle-même se sont empêtrés dans des formes rigides comme dans un réseau de fil de fer, dit Heidegger [30]. C'est seule­ment quand on retrouve un rapport à la langue au niveau de ses formes originaires que l'on sent ce qu'il y a de mort dans ces formes grammati­cales.Mais ces formes grammaticales ne sont pas là de toute éternité et ne sont pas des cadres absolus : elles sont nées d'une interprétation déterminée de la langue grecque et latine, d'une réflexion progres­sive de la langue sur elle même, interprétation qui est bien loin d'être la même dans d'autres langues. Le début de cette évolution semble se dessiner avec l'écriture alphabétique, la constitu­tion de la langue comme langue à mots et la distinc­tion primor­diale entre le simple appel et celui qui appelle, entre "onoma" et "rema" (le rhéteur, celui qui dit). Cette caractéristique et cette qualité de la langue de s'analyser de cette manière, de se mettre au jour, de se dévoiler, semble bien être une propriété de la langue indo-européenne.

Parlant cette langue, nous sommes implicitement liés à sa manière de s'analyser elle-même et, avec elle, nous-même, ainsi que le monde auquel et dans lequel nous sommes avec elle et les autres. A quoi cela nous mène-t-il ?

Il est des époques et des cultures où l’homme parlant est totalement inhérent à la langue qu'il parle et où la distinction entre ces deux termes ("l'homme qui parle" et "la langue qu'il parle") n'a aucun sens. Maldiney cite à ce propos la langue chinoise "toute entière dans la parole, puisque l'unité, c'est la syllabe, mais où la même syllabe est à la fois en position de matière et en position de forme. Toute la phrase doit s'inventer chaque fois qu'on parle...C'est dans la façon de dire que ce que l'on va dire prendra une position de procès ou une position de substrat. L'essence qui fait la phrase, c'est le ryth­me...Chaque syllabe éveille une série d'intuitions, qui dans l'esprit, sous des formes différentes, éveillent à leur tour le même propos. Mais le début n'est pas le concept, c'est l'intuition. C'est une langue fondée sur la parole, qui est du moment, de l'instant répondant à la situation, qui n'est jamais la même et qui inclut des potentia­lités."

L'état actuel de notre civilisation permet de dire "parler", parler tout court, "parler une langue" et "parler de la langue" ; quand on dit "penser", c'est toujours "penser quelque chose " et dire, c'est toujours "dire quelque chose" et "quelque chose qu'on a pensé": nous expri­mons par là, grâce à la langue, un certain rapport à la langue et à la représen­tation qui s'en donne. Ces rapports sont inscrits dans la langue. Tou­tes ces distinc­tions qui font l'objet de nombreu­ses ré­flexions, comme par exemple la distinction entre langage et pensée, n'ont aucun sens à d'autres époques et dans d'autres cultures [31].

Dans la mentalité grecque archaïque, penser c'est à la fois une certaine manière d'être au monde, de sentir, de vivre l'articula­tion mélodique de son corps dans l'harmonie de sa tenue et de sa parole, dans un espace non distingua­ble du monde des sons, dont l'articula­tion tonale se réalise dans le chant. Le chant est inséparable de la parole, jusque dans l'équiva­lence des différents sons avec les lettres de l'alphabet. La sonorité du mot et ses accents sont en même temps "l'idée" et elle leur donne son nom. Chaque mélodie, comme chaque pensée est ainsi inhé­rente à une tonalité donnée, empreinte d'une certaine qualité de sentiment et d'humeur ; elle dégage une atmos­phère particulière (Lohmann [32]). Pour Lohmann [33], le rapport de l'homme au langage qu'ex­prime la langue grecque archaï­que est donc un rapport d'inhé­rence la plus immédiate, la plus intime, de la pensée au discours et à celui qui le profère dans l'harmonie de l'articulation de son corps: cette unité s'exprime dans une participa­tion ressentie à un monde commun aux interlocuteurs, qui éprouvent ensemble la parole de l'intérieur, dont les sens sont incarnés dans les sons."

Cependant, étant alphabéti­que, cette langue archaï­que grecque contient dès le début la propriété de se rendre auto­nome par rapport à celui qui la parle : elle manifeste ainsi une disposition objective ( Lohmann [34]). Ce mouvement vers l'objectif va se faire dans et par la langue elle-même, en dehors et avant toute réflexion humaine philosophique ou grammati­cale. C'est même le contraire qui se passe : c'est parce que la langue s'est autonomisée que la réflexion philoso­phique sur la langue a pu se faire. Cet autonomisation repose sur l'institution du rapport sujet-objet, qui s'exprime dans la formule "le sujet parle une langue"; c'est la réalisation de la distinc­tiond'un sujet, d'un objet et d'un rapport entre eux, le premier objet étant la langue elle-même: ceci ne serait pas possible si la langue n'avait pas intégré dans ses racines la voyelle, qui dans les langues syllabi­ques est laissé à la libre disposi­tion du locuteur; c'est celui-ci, par les voyelles qu'il prononce sans qu'elles soient fixées dans la langue, qui garde la liberté dedéterm­iner le sens qu'il veut donner au mot quand il parle, alors que dans une langue alphabétique la signification est entière­ment portée par le mot de la langue. Cette création de l'objet totale­ment séparé du locuteur permet la constitu­tion de la science et une réflexion sur la langue elle-même, qui aboutira à la grammai­re. C'est aussi la prédica­tion, c'est-à-dire la possibilité de dire quelque chose sur quelque chose en tant que quelque chose, avec simultanément son corollaire inséparable, la possibi­lité de nier ce qui est affirmé. Cette potentia­lité de dévelop­pement est bien une propriété de la langue indo-européenne elle-même : elle se manifeste par son organisa­tion en une langue à mots, composé d'un radical, (où l'intégration des voyelles permet sa thématisa­tion) et d'une flexion, c'est-à-dire la sépara­tion entre le thémati­que et l'opéra­tif. La langue en devenant autonome retient en elle des fonctions et des marques dont l'expression est dévolue au locuteur dans d'autres langues. On peut suivre l'évolu­tion de la langue jusqu'au stade de sa propre "réflexion effecti­ve", ­de sa mise au jour, de son " illatence " qui est le moment où la langue parvient à un rapport avec elle-même thémati­sée comme objet. Elle est alors entière­ment séparée de celui qui la parle. Les sons de la langue deviennent isolables, hors de celui qui les pronon­ce, désincar­nés de leur sens et ne peuvent être reliés à la pensée et aux sentiments que dans une relation extérieure, codée, arbitraire, conven­tionnelle. Elle tend à devenir une structure logique entièrement formalisée, dont la gram­maire antique était la première étape. Le rapport de l'homme avec son langage devient pure­ment extérieur et le sujet, totalement autono­me, devient insensi­ble à la dimension généti­que et historique­ment vécue de ce rapport, insensible du même coup au mouve­ment généti­que de sa propre parole à partir des directions de sens fonda­mentales s'exprimant dans les racines de la langue, insensible encore au mouvement étymologique de ses expressions verbales. "Dès ce moment-là, la langue, dit Maldiney [35], n'est plus guère faite pour dire l'exis­tence et la part de la parole fixée dans la langue devient de plus en plus large."

Cette évolution n'a trouvé son achèvement qu'au XVIIIe siècle, qui est celui des Lumières, où est né l'esprit scientifi­que moderne occidental, avec tout ce que nous en avons dit tout à l'heure. Cet esprit subjugue toutes les autres formes de penser. Mais nous ne sommes pas toute la journée dans un rapport entièrement objectif et scientifique par rapport à la langue, à l'autre, aux autres et au monde. Ce rapport se modèle au gré des rencon­tres et des situations, mais essentiellement dans les différents états d'humeur.

La psychiatrie clinique s'est faite sur le modèle de la constitution de la science occidentale, reposant sur le rapport sujet-objet, dans une langue ayant accompli sa propre objectivation et parvenue à sa réflexion effective. Quand nous étudions le premier langage enfantin ou les troubles du langage, chez l'enfant et chez l'adulte, nous avons affaire à un rapport du sujet‑parlant à sa langue qui n'est pas le nôtre quand nous l'obser­vons : un aphasique ne peut pas parler de ses troubles du langage ; il les ressent éventuellement, mais il ne peut pas les objectiver, ni les expliciter, de même l'enfant. Nos malades présen­tant un problème de langage, soit n'ont pas encore accompli dans leur parole cette genèse de la langue aboutissant à sa réflexion effective, soit n'ont pas pu l'accom­plir, soit n'ont pas pu s'y maintenir (ainsi en est-il dans l'impossi­bi­lité de l'élaboration de la pensée explicite): la question est ouverte de savoir ce que nous faisons quand nous décri­vons, à partir de notre rapport actuel à la langue, des phénomè­nes qui se passent dans un autre mode d'être que le nôtre dans la langue, dans la parole. Une question de même ordre se pose dans la descrip­tion de phénomè­nes psychiques dans des ethnies de langues différentes de la nôtre. Mais alors, peut-on parler de troubles du langage dans les termes où on le fait habituelle­ment ?

 

En conclusion

Comment aborder l'étude des troubles du langage sans tomber dans les écueils que nous avons soulevés ? Com­ment aussi aborder la constitu­tion de la clinique psychopa­thologique à partir de la parole des malades, en ne se contentant pas de considérer seulement le sens que nous saisissons dans leur discours, mais aussi les propriétés de leur parole? L'état de réflexion effective ou de non réflexion de leur parole et le rapport qu'ils entretiennent avec la langue, bref, en maintenant ouvert et présent la polémi­que fondamentale entre la compréhension primaire, esthé­si­que et la compréhension logique ? Ce n'est...p­as facile, pas facile du tout ! Au cours d'une telle démarche, une chose appa­raît avec toujours plus d'éviden­ce, c'est qu'il faut chercher à resituer perpétuelle­ment la parole dans la dimension dynami­que et mouvante du rapport de l'homme à sa langue et en fonction de l'état de réflexion effective qu'atteint la langue qu'il parle et au moment où il la parle. Cette étude ne peut se faire que dans un mouve­ment de parole absolument spontanée, dans un dialogue ouvert authentique où nous gardons avec notre interlocuteur la possibi­lité d'être mutuellement surpris dans l'expres­sion à laquelle nous partici­pons, c'est-à-dire en nous gardant d'appli­quer un modèle préalable à notre ques­tionnement et à nos observa­tions immédiates.

 


[1] Christe, R. et Bernel, I., Rapport préliminaire sur les besoins de la population du Jura du point de vue de la psychiatrie d'enfants, Bulletin de l'ADIJ, Nos 12/1960 et 1/1961

[2] Le Service médico-psychologique du Jura a été créé par un Arrêté du Grand Conseil bernois du 16 février 1960. Il regroupait sous une seule direction indépendante les consultations ambulatoires données jusqu'alors par les médecins de la "Maison de Santé" de Bellelay (devenue plus tard "Clinique psychiatrique") pour les adultes et les enfants. Ce service avait des bureaux de consultations à Porrentruy, Delémont, Moutier, Tavannes et Bienne (pour les enfants seulement). Il a été dissous et ses collaborateurs licenciés à la fin 1978, avec l'entrée en souveraineté du Canton du Jura. Il a été remplacé dans le Canton du Jura par le "Centre médico-psychologique" (avec deux services indépen­dants, l'un pour les adultes, l'autre pour les enfants et les adolescents) et dans le Canton de Berne par le "Centre psychiatrique du Jura bernois" pour les adultes et le "Centre médico-psychologique" pour les enfants et adolescents. Pour plus de détails sur cette période de la psychiatre dans le Jura, voir Christe, R., "Le Service médico-psychologique du Jura 1960-1978, expériences et problèmes" (à paraître)

[3] Un des premiers travaux sur le traitement par les nouveaux antidépresseurs des dépres­sions chez l'enfant a été fait au Service médico-psychologique : Christe, P., Contribution à l'étude des dépressions chez l'enfant et de leur traitement à l'imipramine, Ann. paediat. 206, 47-83 (1966)

[4] Ce cheminement nous a conduit à organiser au Service médico-psychologique une formation universitaire de logopédie clinique, partant de bases cliniques concrètes, différentes de celles des formations qui existaient alors. Cette formation a débuté en 1969, avec le rattachement du Service médico-psychologique du Jura comme section de formation en "Logopédie clinique" à la Faculté de médecine de l'Université de Berne. Ceci nous a permis de réunir au Jura un collège de professeurs pluridisciplinaire important, la plupart venant de l'étranger, que nous avons pu intégrer dans notre activité clinique et avec qui nous avons développé une réflexion approfondie sur les problèmes de langage en clinique psychiatrique. Lors de la suppression du Service médico-psychologique du Jura en 1978, la formation en logopédie clinique a été transférée à la faculté de médecine de Berne, avec la création d'une "Division de logopédie clinique". Un des "Accords particuliers" du 21.12.78 concernant la logopédie clinique entre le nouveau canton et le canton de Berne instituait une collaboration avec le nouveau "Centre médico-psychologi­que de la République et Canton du Jura", indispensa­ble à la formation clinique des logopédistes de langue française. Cet accord fut le premier à être dénoncé par les Autorités jurassiennes le 26 février 1979, quelques semaines après l'entrée en souveraineté du nouveau Canton. Cette formation s'est poursuivie à Berne jusqu'en 1986 et a été dissoute à la retraite de son médecin-chef, le soussigné. Nos recherches continuent actuelle­ment dans le cadre de notre consultation privée, autofinancées et sans relation avec des institutions officielles, mais en collabora­tion avec nos collègues de l'extérieur. (voir Robert Christe, La formation en logopédie clinique au Service médico-psycholo­gi­que du Jura et à la faculté de médecine de Berne de 1969 à 1986, à paraître)

[5] Bergson, H., Oeuvres, Edition du centenaire, Matière et mémoire (1896), p.268, PUF (1970)

[6] Goldstein, K., Language and Language disturbances, Grune et Stratton, p.93 (1948) (voir aussi ses travaux antérieurs de 1906 à 1912, précédant les travaux psychanalyti­ques de Freud, dans lesquels il persiste dans sa théorie du langage)

[7] Ombredane, A., L'aphasie et l'élaboration de la pensée explicite, PUF, (1951) p.107 sqq

[8]Husserl, E., Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie; Erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie, S.41,Gesammelte Schriften 5, Felix Meiner Verlag, Hamburg (1992)(Texte de 1930)

[9] Ces problèmes sont traités plus à fond dans Christe, R., Christe Luterbacher, M.‑M. et Luquet, P.,La parole troublée, Cahier de Porrentruy No1, PUF (1987)

[10] Martianus Capella and the seven liberal arts, Volume II: The marriage of philology and Mercury,translated by W. H. Stahl and R. Johnson, Colombia University Press, New York (1977);(Voir aussi l'édition de Teubner, 1866; pas d'édition française récente)

[11] Mâle, E., L'art religieux au XIIIe siècle en France; Etude de l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration. Livre II: Le miroir de la science, p.76 sqq, Armand Colin (1958)

[12] Hippocrate, Tome II, 1ère partie, trad. J. Jouanna, Ed. Les Belles Lettres, Paris (1990)

[13] Christe Luterbacher, M.-M. et Christe, R., Suivre la parole en clinique psychiatrique, in Décade de Cerisy, septembre 1989: Psychiatrie et existence, Jérôme Millon (1991)

[14]Freud, S., Some elementary lessons in Psycho-analysis,GW XVII, p.141-147

[15]Hönigswald, R., Philosophie und psychiatrie, Archiv für Psychiatrie, Bd 87, S.715-741 (1929)

[16]Heidegger, M., Unterwegs zur Sprache, Neske, Pfüllingen (1959), trad. française: Acheminement vers la parole, Tel, Gallimard (1976)

[17]Maldiney, H., in Regard,Parole, Espace, L'Age d'Homme, Lausanne (1973)

[18] Jackobson, R., Langage enfantin et aphasie, Ed. de Minuit (1969)

[19] Brentano, F.,Meine letzten Wünsche für Oesterreich, Cotta, Stuttgart (1895.)

[20]Brentano, F., Deskriptive Psychologie, Meiner Verlag, Hamburg (1982.)

[21] Rappelons ces "préceptes"dans la Seconde partie du Discours de la Méthode,:

"...Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées : ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute.

Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examine­rais en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en com­mençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés : et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre."

[22]Sigmund Freud, Ludwig Binswanger, Briefwechsel 1908-1938, S. Fischer Verlag (1992), lettres 147 B et 148 F

[23] Binswanger, L., Discours, parcours et Freud, suite d'articles traduits par Lewinter, R., et Fedida, P., Gallimard, Connaissance de l'inconscient (1970)

[24] Christe, R.,Le pédopsychiatre entre parole et loi, Actes de la Société jurassienne d'émulation (1989)

[25]Heidegger, M., Sein und Zeit, Niemeyer Verlag, Tübingen (1979); trad. française Gallimard (1986), p.33

[26] Colloque sur le thème: "Contribution de Roland Kuhn à la mise en évidence de la dimension esthétique dans l'expérience phénoménologique existentielle en psychiatrie clinique" (1992) (à paraître)

[27] Saussure, F. de, Cours de linguistique générale, notamment chapitre III, Payot (1973)

[28] Binswanger, L., Introduction à l'analyse existentielle, suite de conférences et d'articles, traduits par R. Kuhn et J. Verdeaux, avec une introduction de R. Kuhn et H. Maldiney, Edition de Minuit (1971). Voir notamment "Rêve et existence", 1930

[29] Analyse critique de ce problème dans "Christe, R., Connaître la parole troublée: les impasses du savoir" in "La parole troublée", PUF (1987)

[30] Heidegger, M., Introduction à la métaphysique, trad. française, Gallimard (1967), p.64

[31] Christe, R., La parole troublée: fait de compréhension et fait de culture, in Décade de Cerisy, juillet 1992: Psychanalyse, psychiatrie et ethnologie; défit culturel et défit thérapeuti­que (à paraître)

[32] Lohmann, Johannes: Musiké und Logos, Musikwissenschaftliche Verlag, Stuttgart (1970) p.6-7.

[33] Lohmann, J., Le rapport de l'homme occidental au langage (Conscience et forme inconsciente du discours), trad. française par M. Legrand et J. Schotte, Rev. philosophi­que de Louvain, 72 (1974) p.721-765

[34] Lohmann, Johannes: Philosophie und Sprachwissenschaft, Dunker & Humblot, Berlin (1975)

[35] Maldiney, H., L'existant, in Décade de Cerisy septembre 1989, Psychiatrie et existence, p.25, Jérôme Millon (1991)

 


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