L'ERRANCE DU CHEVALIER

 

En novembre 2000, L’Atelier d’Axiane présenta au public un nouveau jeu de théâtre musical intitulé : L’errance du chevalier et le partage du manteau. Construit à partir du conte de Chrétien de Troyes Yvain ou le chevalier au lion et de l’histoire du partage du manteau de saint Martin, le spectacle avait pour sous-titre : Un aspect de la crise du monde occidental. Lors du travail de réflexion préparatoire, Robert Christe écrivit ces commentaires suscités par la question de l’errance, de la folie du chevalier Yvain.

 

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La folie n’est pas descriptible, ni définissable, pas plus que l’homme. Elle se montre dans sa globalité, avec un nombre infini de symptômes, toujours autres, toujours personnels. Mais tout le monde la remarque, y est sensible. La folie ‘apparaît’, elle n’est pas là comme un objet. C’est une totalité insaisissable. Si on cherche à la décrire, on ne peut le faire qu’en évoquant ce qu’elle n’est pas : un discours négatif. Les termes positifs que l’on peut employer ne donnent pas une image spécifique du fou. Nous ‘comprenons’, nous ‘sentons’ la folie, mais sans pouvoir la dénommer, comme nous comprenons l’autre dans son altérité. Un autre en bonne santé peut bien manifester les mêmes symptômes que le fou, mais il n’est pas appréhendé dans sa totalité comme fou et un fou peut bien ne pas manifester de symptômes de folie, et être absolument fou. Il n’y pas de signes ou d’indices qui peuvent être retenus à coup sûr comme étant des indices d’une folie : mais c’est dans le comportement particulier personnel total, pris dans sa globalité, que le fou se manifeste, est identifiable par l'autre. 

 

Nous discutons en psychiatrie du problème de la « psychose primaire », celle qui n’a pas encore été altérée par des signes ou des symptômes mis en évidence, thématisés, ouvrant donc au « repérage clinique ». C’est tardivement et pas originairement que le fou a été affublé de signes distinctifs, puis d’emblèmes, le stigmatisant par rapport aux autres : alors, dans ce discours disqualifiant, le fou se fait fou et s’est fait fou. Le poète pourrait être le seul à faire sentir la folie dans sa forme native. Un médecin ne le peut pas, ou alors il doit avoir aussi la sensibilité du poète pour montrer et faire comprendre comment l’autre est fou et proposer ou décider des mesures.  Il doit d'abord pouvoir le « rencontrer »

 Le but (terme peut-être inadéquat !) de notre atelier est d’essayer de montrer le fou ou plus exactement de faire comprendre et sentir ce qu’est la crise existentielle qui n’arrive pas à se résoudre ; « la crise » au sens restreint du terme, alors que nous passons toujours au travers de crises personnelles qui se résolvent sans trop de problèmes et sans décompensation. Il n’est donc pas question de faire le fou, ou les fous à l’atelier, mais de montrer la crise de l’existence et son évolution vers un état de folie. Mais il faut aussi souligner comme le faisait Henri Maldiney, que crise, qui en grec se dit Krisis, a aussi le sens de discernement : un état de folie n'est pas forcement irréversible, et la crise peut permettre de « trouver le chemin ».

 

Nos « exemples »

 

Yvain est un fou évanescent, secret, qui disparaît aux yeux des hommes et porte sa propre peine. C’est une maladie du corps. D’autres fous portent dommage aux autres = furiosus. Leur affection est alors considérée comme une folie-péché, relevant de l’âme. Le fou dans la Bible = insipiens. C’est l’envers de la sagesse (sapiens), voir le psaume 53 : Dixit insipiens in corde suo non est Deus (traduction de Louis Segond : L’insensé dit en son cœur il n’y a point de Dieu).

 

Ce psaume pourrait servir d’introduction à notre jeu, L’errance du chevalier et le partage du manteau, un aspect de la crise du monde occidental.

 

Le fou revêt une figure multiple, divisée, instable. 

C’est le fou de l’Ecclésiaste : pour lui tout est indifférencié, dans un mouvement circulaire, tous sont condamnés au même sort. 

Il faut distinguer le discours du fou lui-même -celui que l’on trouve dans la littérature ou chez le poète- et le discours sur le fou -celui que tiennent le théologien, le médecin ou le juriste.

Toute folie s’annonce d’abord par une sécession : celui qui risque de devenir fou commence par s’isoler souvent inconsciemment du monde des hommes et par se dérober à leur regard. Il devient un être du dehors, hors de l’espace civilisé, hors de soi, de sa mémoire, de son temps. Il tombe dans l’errance, qui est abolition des valeurs spatio-temporelles propres. Il est perdu, jeté au monde sans repères et donc hors du monde : le fou errant. Cette errance est une agitation psychomotrice sans but et sans fin ; c’est Yvain dans la forêt, qui ne tombe sur l’ermite que sans le voir et sans le connaître, guidé par un instinct de survie, qui deviendra échange primaire, sans rencontre et sans contact.

Autre image de l’agitation mélancolique : la capraigne, araignée aux longues pattes qui marche sur l’eau, agitée en permanence. Mouvement inassouvi qui ne trouve aucun apaisement dans le sommeil, ou bien prostration, immobilisation. Ces mouvements ne permettent aucune pensée. Cette agitation peut trouver une certaine résolution dans les voyages, notamment les pèlerinages. La folie y trouve son achèvement et une certaine guérison. Ils peuvent aussi conduire au monastère.

Toute errance est en danger de folie et toute folie est errance.  

 

Dans cette errance il semble que l’eau joue un rôle déterminant au Moyen Âge : lieu privilégié de la forêt et de source d’eau douce, comme ‘lieu’ du fou, mais lieu qui ne peut se constituer en repère fixe (élément liquide). L’eau peut purifier, mais aussi emporter dans l’incertitude. L’eau peut aussi empoisonner. C’est le lieu des fées et des démons (qui n’ont pas de lieu et sont de nulle part), des merveilles et des sorcières. Guérison ou aliénation. Narcisse au bord de la fontaine. Fin du Moyen Âge : la nef des fous.

Forêt et sources : les animaux. La folie peut être le rapprochement et le retour à l’animalité. Le Livre de Daniel raconte l’histoire du roi Nabuchodonosor, transformé dans sa folie en bœuf, se comportant tel cet animal pendant 7 ans, avant de recouvrer son intelligence après avoir levé les yeux au ciel, signe de sa conversion. Le Moyen Âge parlera d’ensauvagement. Dans ce « monde », il n’y a ni langage, ni habits mais nudité de tout (pas de vêtement, pas de pensée perçue et transmissible).

 

Chez le fou, tout est folie et le fou n’a besoin d’aucun signe pour se signaler comme fou : il est simplement entièrement autre que tous les hommes (altérité ou différence absolue). C’est ultérieurement qu’il va se charger de signes distinctifs, mais ce n’est alors plus le fou à l’état naissant.

Dans son état primordial, le fou s’automutile, se déshabille, déchire ses vêtements. Il est dépossédé de son corps propre, comme de son espace-temps propre (d'où, dans les thérapies et dans la pensée du thérapeute, la nécessité de développer cette question si complexe du corps propre pour ouvrir au contact et à la rencontre) : ceci fait partie de sa perdition. Perdant la notion de son corps, il perd le langage, la raison et la mémoire (structure du temps) et donc le sens de ses origines (histoire personnelle).

 

La notion de fou n’est pas indépendante d’une certaine conception de la personne comme individu. Cette notion s’élabore aux XIIe et XIIIe siècles. Celui qui n’accède pas à ce stade de l’individu est le vilain, le paysan. Le fou est mal différencié du vilain. Le vilain n’a aucun pouvoir dans le monde des hommes du Moyen Âge. Aussi la folie est-elle réservée (dans la littérature) aux puissants, aux rois, puisqu’ils sont particulièrement en danger de perdre leur pouvoir. Le prince, ou le chevalier, peut décider de choisir l’humilité, ou renonce, décide de tout quitter et contrefait le fou pour pouvoir mieux se préserver de la folie.

 

Yvain, Lancelot, substituts du Roi Arthur : c’est eux qui deviennent fous pendant que le roi s’endort. Saül, David et Salomon, à côté de Nabucco deviennent fous quand ils sont menacés de perdre leur pouvoir. Dans notre jeu on essaiera de chanter, de montrer cette folie. Les signes de la folie sont innombrables, certains prédominent dans l’iconographie du fou au Moyen Âge : la tonsure, totale ou partielle, se nourrir de fromage, porter la massue, vêtements déchirés ou délabrés. Image de Job qui, ayant perdu tous ses biens, se lève, déchire tous ses vêtements, se rase la tête, tombe et se prosterne.

 

 

Qu’en est-il de la folie de la femme au Moyen Âge ?

 

La femme est l’altérité radicale de l’homme : être instable, insaisissable, « muable », elle apparaît comme un chaos, un mystère, elle suscite des pleurs et une complicité étrange avec la folie. Par sa fureur, elle subvertit l’ordre du monde et s’engage dans des activités destructrices. Mais dès qu’apparaît, dans le roman, la folie par amour, la femme semble épargnée par la frénésie, elle n’y succombe jamais. À une mauvaise nouvelle ou à une situation traumatisante, elle tombe en pâmoison et perd connaissance ; revenue à elle, elle se lamente, invoque la mort, s’arrache les cheveux, se griffe les joues, se frappe la poitrine, gestes exacerbés jusqu’à l’inanition, retombe en pâmoison, ainsi de suite. La femme ne semble plus capable d’échapper à ce mouvement circulaire qui la mène sans relâche de la surexcitation à la pâmoison.

Dans la même situation, le chevalier tombe aussi, mais quand il revient à lui, c’est pour ne plus parler, ne plus manger ni dormir, ne plus bouger, ne plus jamais porter d’armes, tomber dans la frénésie qui le projette hors de la communauté des hommes, dans un espace sauvage. 

Il s’agit ainsi d’une configuration anthropologique distincte de l’homme et de la femme À la répétition de la pâmoison chez la dame, fait écho la frénésie violente du chevalier.

Devant la douleur, celle de la mort ou de la perte d’un amant, d’un amour impossible...

 

 

Le rapport entre la femme et l'homme fou

 

Le rapport que la femme entretient avec la folie ne serait-il pas le même que chez l’homme ?

La dame surmonte la multiplication des cris et des gestes. A-mentia de la femme = être privé de sens et de sensation

Le chevalier y parvient dans une aliénation d’abord spatiale, puis dans la perte du sens et dans la mort de tout désir. De-mentia de l’homme = faire sécession, être loin et hors du sens, perte du sens, perte de mémoire. Il prend figure de dénuement, toujours en mouvement et il partage la vie des bêtes.

 

Si la femme échappe à la frénésie, elle est la seule à vivre dans la proximité du frénétique : femme enchanteresse/fée. Féminité des puissances aliénantes : la femme connaît des recettes, des gestes qui font perdre le sens, des sortilèges, des envoûtements. La femme encadre la frénésie, la provoque et la guérit, en amont de la frénésie. Sous le fou, la dame perçoit le chevalier. Elle est la première à porter un regard sur le fol : alors il cesse de vivre avec les bêtes sauvages, il devient objet de la sollicitude humaine, prélude à la guérison. 

 

Dans la littérature romanesque, pas de discours médical. L’étiologie de la folie est d’ordre psychologique et naît de la perte de la dame. L’amoureux devient fou parce qu’il est obsédé de la dame aimée, ce qui l’amène à une surestimation de l’objet aimé, lequel entraîne un désordre dans tout le corps. La folie par amour naît d’une perversion du désir. Mais le corps est bien toujours là : le « jeûne « (et le désir excessif, l'idéalisation qui le provoquent) entraîne un vide que comble la folie. Le corps du fou est vidé par le jeûne et desséché par la chaleur, d’où l’importance de la nourriture et de placer le fou dans un lieu calme : l’immobilité devient l’antidote de l’errance

Grande importance accordée à la parole : le fou à qui l’on prononce son nom se calme et ceci suffit à le guérir de sa folie, alors que les gestes et les comportements à son égard sont sans effet. Importance aussi de l’onguent, sorte de baptême qui consacre une nouvelle naissance.

 

Le premier sentiment qu’éprouve le héros quand il revient à la raison, c’est la honte, parce qu’il est à ses yeux nu physiquement et existentiellement et non à cause de sa folie passée (dont il ne peut être complètement conscient). La déchéance absolue pour un chevalier, c’est d’être un homme sauvage, comme une bête muette, mais pas sa folie. Cette déchéance le rend indigne de sa dame. (Les malades aussi sont honteux de ne pouvoir dire et en ont mauvaise conscience : expérience psychiatrique).

Et quelle valeur accorder à l’oubli (soi-disant) d’Yvain ? Cet oubli est aussi une rupture de contrat et on ne sait pas quelle valeur accorder à ce contrat.

 

L’excès de passion amoureuse, amour humain ou amour de Dieu, peut mener à la folie. Voir la question des fous de Dieu dans la première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens : cette spiritualité trouve son épanouissement entre le IVe et VIIe siècle, en Syrie et en Russie orthodoxe, mais elle n’a pas eu grande prise en Occident. Le fou de Dieu est un croisé à rebours, vagabond dans le monde de la ville où il est persécuté ; on ne peut retenir cette variante du fou dans nos formes fondamentales occidentales. 

 

L’univers du fou peut devenir théâtral, et non seulement dans les gestes et les paroles : le fou peut se laisser prendre au jeu et au plaisir de sa propre folie, le fou figure dans le répertoire du jongleur. La folie feinte peut être utilisée pour détrôner les puissants. 

 

Le fou est celui qui est plongé dans le mutisme, le silence, qui ne peut pas parler, au sens d’exprimer le sentir. Il ne sait pas parler et soutenir un discours (aphasie). Folie et troubles du langage. Ces troubles du langage peuvent se manifester par un excès de langage, des troubles d’articulation de la prononciation. Ce trouble peut aller jusqu’à la désorganisation complète et ne laisser s’exprimer que des vociférations ou des sons sans mots. Troubles également dans l’organisation du discours dans toutes ses dimensions.

 

 

Enfin trois compléments fondamentaux pour « rencontrer le fou » et peut-être aussi sentir l'esthétique, musicale ou autre :

 

Crise : moment où l’ordre des choses en nous et autour de nous est bouleversé. Rupture de la continuité du cours de la vie et versement dans une autre manière de sentir et de se comporter, sans rapport avec la précédente. Brusque changement de la climatique de l’existence et de l’humeur à son niveau originaire et apparition soudaine d’une étrangeté inquiétante, aliénation de la tonalité et de la forme des sentiments et des pensées qui perdent sens. Expérience constitutive de l’être-homme, qui lui donne sa mesure, épreuve douloureuse qu’il est mis en demeure d’affronter et d’endurer, condition essentielle d’une évolution personnelle. La possibilité s’ouvre alors pour lui de se transformer, d’être au monde, avec lui-même et à l’avant de lui, dans un rapport tout nouveau. L’échec de cette épreuve le laisse jeté et perdu au monde dans une existence inauthentique, déficiente.

 

Errance : mouvement de l’être sans but ni direction, instable et turbulent, avec des accès d’excitation et de colère immotivés. L’épuisement de ses sentiments le laisse sans amour de lui-même ni des autres, seul, sans parole ni écoute. L’errant, abandonné à la pure étrangeté s’éclate, se délocalise de place en place sans jamais s’y trouver, impuissant d’un ici-là et d’un maintenant, impuissant à donner lieu à quoi que ce soit. Privé des capacités rythmiques qui lui permettraient de structurer l’espace de ses gestes, il ne lui reste que des facultés instrumentales, dévitalisées et non expressives. Il est alors voué à l’espace qui l’entoure, sans pouvoir s’y joindre avec et dans sa propre chorégraphie, sans pouvoir s’y tenir debout et y demeurer. Hagard, il échoue à prendre fond et il cherche en vain un point de vue. Il perd pied et, pris de vertige, il tente, pour ne pas succomber à la confusion du changement, de s’accrocher désespérément à des débris de monde sans sens, mais il reste entraîné et enfermé dans un tourbillon incessant.

 

Partage : de la racine per-. Elle lui donne son sens existentiel de tension entre deux côtés, ce côté-ci et ce côté-là, l’opposition des deux déterminant chacun d’eux. Déchirure, qui est en même temps ouverture et passage de l’un à l’autre de ses bords dans un mouvement d’échange. Deux tensions antagonistes, donner et recevoir, liées dans une même direction de sens, l’une ne pouvant exister sans l’autre, ce qui met fin à leur ambivalence mutuelle première : deux mouvements dans une même forme en genèse permanente, le partage. Les deux êtres différents lors de leur rencontre – Saint Martin, le mendiant – s’y transforment et abandonnent leur identité du début. Chacun, unique, se dissout en devenant « moi participatif », bâtisseur et franchisseur de pont. Ils disparaissent dans leur œuvre commune en devenant deux parties d’une nouvelle totalité, égales entre elles. 

 

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et pour conclure : 

 

Je dirais que dans notre concert c'est en traversant inconsciemment ces trois crises, grâce à l'oeuvre et à ses interprètes, que par notre propre errance, notre sentir et notre capacité à partager, souvent à nous-mêmes inconnus, nous arrivons au vrai bonheur d’exister à soi-même et à l'autre, donc au bonheur de la rencontre de l'art, de l'autre, de nous-mêmes, qui est bien plus qu'une simple jouissance.

 

 Robert Christe, novembre 2000

 

 

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Je renvoie à l’article de Jean-Marie Fritz dont je me suis en partie inspiré pour l’analyse du conte du Chevalier au lion :

 

Jean-Marie Fritz, « Le corps dans le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes », Op. cit., revue des littératures et des arts [En ligne], « Agrégation Lettres 2018 », n° 17, automne 2017, mis à jour le : 03/11/2017, URL : https://revues.univ-pau.fr/opcit/244.

 


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