Intervention à un colloque des économistes de la santé, Les Diablerets, janvier 1995

 

MÉCANISATION

 

Celui qui réfléchit sur les fondements de la médecine contemporaine, notamment de la psychiatrie, se sent particulièrement concerné par la notion de sa mécanisation et de sa mesurabilité en rapport avec son aspect économique. En effet, le mécanisme est cette nouvelle rationalité se faisant jour à la Renaissance et qui a permis le développement de la connaissance scientifique dans une dimension inconnue jusque-là.

Pour la médecine, cette nouvelle dimension s’ouvre avec la publication, à Bâle, en 1543, de « De corporis humani fabrica » de Vésale, l’année même où Kopernic recevait sur son lit de mort, un exemplaire de son «De revolutionibus», qu’il avait dédicacé l’année précédente au pape Paul III.

Ainsi s’ouvre l’ère de la médecine comme science naturelle, où tous les phénomènes humains vont être progressivement assimilés à des phénomènes naturels, au même titre que ceux des autres sciences, y compris et surtout les phénomènes psychiques. Cette conception du corps humain comme «fabrique» fonctionnant selon les lois de la mécanique, nous a conduit aux résultats stupéfiants que l’on connaît aujourd’hui. De ce fait, tant par ses succès que par ses propres structures dynamiques internes, elle est devenue une cosmologie totalitaire universelle : celle-ci explique aussi l’activité mentale, affective et cognitive, par la mécanique d’un appareil de langage, puis d’un appareil psychique dotés de fonctions spécifiques que l’on peut identifier et mesurer, se mettant en communication et en interaction avec d’autres, pour former un corps social. Cette conception dépasse du même coup la distinction cartésienne entre res cogitans et res extensa. L’homme est ainsi vu comme un « être de la nature ».

Le développement que laisse envisager une telle conception est, par essence, illimité. Il ne trouve son équilibre que mis en regard dans une équation avec d’autres forces, mécaniques, elles aussi quantifiables, les forces économiques du groupe social où a lieu cette progression.

Ce mode de penser est une manière d’être logique, mécaniste, scientifique ; il sous-tend et infiltre toute notre réflexion et se retrouve jusque dans les structures fondamentales de nos différentes langues indo-européennes, auxquelles il est intrinsèquement lié.

Pourtant, il repose sur un a priori de taille : pour tenter d’inscrire la nature et l’homme dans une telle conception, il faut être en mesure d’abord, de prendre en compte les phénomènes, c’est-à-dire y être sensible, puis les remarquer, enfin les percevoir, les isoler les uns des autres et rechercher les liens logiques existant entre eux. Il y a donc un monde sous-jacent à ce mode logique, c’est celui du sensible, du sentir, du comprendre originaire : le monde pathique. C’est le monde de la participation primaire au monde, de l’être au monde avec l’autre et soi-même, le monde de la rencontre avec l’autre, de l’émotion, de l’esthésie. Il est au fond de nous : c’est un monde du pur ressentir, thymique atmosphérique, toujours coloré d’une certaine humeur, antérieur au monde des significations définies et fixées, donc hors de toute possibilités de mesures ; il ne connait ni objet, ni sujet déterminés, c’est un monde de mouvements pulsifs non intentionnels, diastoliques et systoliques permanents, monde imprévisible, risqué, où l’on ne sait jamais ce qui va réussir ou échouer. C’est le monde où naît la création, l’imagination dans son sens le plus large, artisanale, artistique, technique, intellectuelle, théorique.

On peut essayer de comprendre le monde en analysant les observations des phénomènes de la nature, c’est-à-dire en se les représentant, puis en les organisant dans des modèles théoriques : c’est la compréhension logique, le mode de penser habituel.

En revanche, on ne peut comprendre un autre homme qu’en le rencontrant et en s’entendant avec lui. On peut retenir de cette entente certains traits, certaines données, qui ne tiennent leur sens que de cette rencontre et de cette entente mutuelle. Pour qu’elle soit une valeur, cette rencontre doit être authentique : elle est alors toujours unique, elle ne se répètera jamais et elle est imprévisible : elle se passe dans un monde pathique. Ces « faits de sens » résultant de cette entente mutuelle peuvent alors devenir objectifs par le passage dans la parole et surtout l’écriture, par exemple une histoire de malade. Mais il faut rigoureusement distinguer les faits des sciences de la nature, comme l’observation d’une éclipse, et les faits résultant d’une entente mutuelle.

On peut traiter l’homme comme un objet des sciences naturelles, le soumettre à des questions fixées d’avance, le classer dans des catégories : le résultat ne peut être qu’une représentation abstraite dans une cosmologie, un modèle : celui-ci n’a rien à faire avec son essence d’homme, avec l’Autre, mon prochain que j’ai rencontré dans une situation authentique, transcendant toute idée de système et de modèle. La notion de respect est originaire et contemporaine de cette rencontre : il devient dérisoire de l’expliquer par des mécanismes d’une instance répressive.

La médecine s’occupe-t-elle de cet autre qui souffre et que je ne puis comprendre que dans une participation authentique, ou parle-t-elle d’un extrait neutre et objectif de cet homme qui n’est présent qu’à ses symptômes ou à sa maladie, mais totalement absent à lui-même et à nous ? Ces deux manières d’être sont, à la fois, absolument contradictoires et nécessaires : elles sont inscrites dans notre destin.

Cette discontinuité, cette faille, entre ces deux modes d’existence nous plonge inévitablement dans une crise fondamentale. Cette crise passe aujourd’hui de plus en plus inaperçue par l’importance démesurée que prend le mode de penser logique scientifique, j’allais dire, son impérialisme absolu. Mais être authentiquement homme, c’est rester capable d’affronter et surtout d’endurer cette crise, qui nous met en demeure d’exister dans cette oscillation permanente du thymique au logique, du mythos au logos, de la forme mythique à la forme logique, cette « polémique continue » au sens d’Héraclite. L’échec le plus grave de l’existence, c’est de l’esquiver, notamment dans un sens logique scientifique, mais aussi dans le sens participatif : c’est en considérant cette dimension existentielle de la crise que nous cherchons à aborder le problème de la maladie mentale, dont une des formes les plus sournoises et les plus redoutables, parce que la plus aliénante, peut être la mécanisation.

 


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