Intervention lors d’un séminaire de psychiatrie de l’enfance, Nice 2000

Parler sans pouvoir dire

Une expérience clinique du langage en psychiatrie

 

Ce sont les circonstances pratiques du début de l’organisation de la psychiatrie extrahospitalière pour enfants et adultes en 1956 dans la région francophone du Canton de Berne qui nous ont incités à nous occuper spécialement du langage, et non pas par intérêt scientifique.

En effet, la consultation pour enfants se composait alors principalement de cas envoyés par l’école. Les difficultés de ces enfants étaient dominées par l’idée générale d’un « retard mental » ; elles ont été rapidement différenciées par l’introduction du concept de « troubles spécifiques » d’un appareil psychique constitué de différentes fonctions, perceptives, psychomotrices, cognitives et langagières, auxquelles viennent s’ajouter les émotions et les pulsions.

C’est le modèle implicite commun au monde occidental, selon lequel on se représente et on pense le fonctionnement mental : il est scellé dans notre esprit depuis des siècles. Les troubles spécifiques y sont assimilés à des déficits instrumentaux, comme par exemple les difficultés d’élocution, de la lecture et de l’orthographe. Ce qui était du domaine de la pédagogie est ainsi récupéré par la médecine, qui du même coup reprend à son compte des notions de la grammaire dont le rapport avec l’anatomo-physiologie est particulièrement ambigu. La banalité de ces troubles et la simplicité apparente de leur description laissent à croire que leur nature est bien élucidée. On ne peut cependant qu’être frappé par la pauvreté de ce qui en est dit et par l’étendue des confusions et des a priori qui sous-tendent leur étude. Bien qu’apparaissant au premier degré de la réflexion de celui qui ne se laisse pas asservir par les subtilités abstraites de la psycholinguistique et d’autres savoirs théoriques, ces erreurs de pensée ne retiennent pas l’attention.

Sur ce point, rien ne change, ainsi dans l’Index des diagnostiques psychiatriques (ICD 10, F80/81). Voilà pourquoi nous avions estimé nécessaire de mieux examiner les problèmes qui se posent à ce sujet et de chercher à donner une base plus rigoureuse à la prise en charge concrète de ces difficultés : ce fut la raison de l’institution ici d’une formation universitaire pluridisciplinaire en logopédie clinique de 4 ans fondée sur l’observation directe en consultation et non pas sur les branches théoriques. Elle fut rattachée à la faculté de médecine de Berne, avec la collaboration régulière pendant 15 ans d’une équipe de spécialistes éminents de Suisse et de l’étranger. Les modèles qui nous étaient présentés - linguistiques, neurologiques, audio-phonologique, etc. - purent être méthodiquement soumis à une épreuve critique dans la consultation.

Cet abord concret de la parole spontanée s’échangeant en consultation, la façon de dire, le style, a rapidement dépassé le problème des troubles et est devenu, pour nous, un élément descriptif essentiel de la psychiatrie clinique. Cet aspect du mouvement d’une forme sonore en train de prendre sens reste généralement très en retrait, dans le modèle psychanalytique entre autres, comparé aux significations véhiculées par le langage.

Par là, nous avons retrouvé le problème évoqué par Aristote et Galien, resté mystérieux, de la relation intime entre ce « manque de force » de la parole, les modalités de la façon de s’exprimer, et la mélancolie, question ouvrant une vue nouvelle sur la psychopathologie phénoménologique.

Les grammairiens latins connaissaient bien les vices de langage, (vitia oris et linguae): ils disaient qu’il est impossible de les décrire (inenarrabiles soni) et que ces «accidents de la phonation» ne peuvent pas être représentés par l’écriture (Et illa per sonos accidunt, quae demonstrari scripto non possunt). Il était déjà impérieux de corriger ces « accidents » - insaisissables - sans autre justification que d’obtenir une « prononciation épurée et agréable, dont la qualité ne peut se manifester... que par l’absence de ces vices » ! Une allégorie du Vème siècle, qui a dominé tout le Moyen Âge, représente la Grammaire, première grande dame des arts libéraux, sortant de son coffret « un bistouri pour élaguer les fautes de prononciation », puis « une médecine piquante à appliquer sur la gorge lorsqu’elle expire l’air abject d’une prononciation déficiente », enfin « une lime avec laquelle elle nettoie les dents sales, les troubles de la langue et tous les immondices ramassées dans la ville de Soles », dont les habitants étaient réputés souffrir de certains troubles de langage, les solécismes.

Les orthophonistes disposaient jusqu’il y a peu de temps d’une trousse contenant différents instruments pour corriger les mauvaises positions de la langue et des lèvres dans les troubles de prononciation ; nous avons vu souvent des enfants opérés d’un frein de la langue trouvé anormalement court et d’autres opérés pour une langue estimée trop grosse, ce qui, selon les opérateurs, les aurait mécaniquement empêchés de bien articuler la parole... Un bègue s’étonnait dernièrement de s’être vu proposer des injections laryngées de toxine botulinique dans les muscles thyro-arythénoïdiens, fonctionnant néanmoins sans difficulté quand il se met à chanter pour parler sans bégayer. Mais nous avons aussi examiné des cas souffrant de troubles neurologiques graves au niveau bucco-linguo-facial et des anomalies importantes de la cavité buccale qui ne présentaient aucun trouble d’articulation.

Les mêmes grammairiens latins savaient aussi que les troubles de parole sont constitués de sons « qu’on ne peut pas nommer » et qui sont « refusés par des oreilles instruites (ab eruditis auribus respuuntur) » : c’est dire qu’un tel trouble de parole implique nécessairement la présence de quelqu’un qui est à l’écoute de l’autre parlant et qui est surpris de ne pas pouvoir nommer ce qu’il entend.

La prétention de la science contemporaine toute puissante a mis bon ordre dans ces obscurités humaines. Selon une optique scientifique, un trouble de langage oral ou écrit, expressif et réceptif, doit être mis en évidence d’une manière objective. Ainsi la présence à l’autre dans une attitude d’écoute se dérobe et l’observateur n’éprouve plus d’étonnement devant le produit de cette mécanique parlante. Traitée comme une expectoration de particules sonores, la parole a perdu sa vie, son originalité et son sens, mais en même temps sa dimension de pouvoir être comprise ou non. Une telle démarche scientifique ne peut se faire paradoxalement qu’en renonçant à une vraie observation clinique.

Tel ne peut être l’esprit d’une consultation psychiatrique d’un enfant (ou d’un adulte) présentant un problème de langage. L’intérêt se porte ici sur l’écoute du malade que le médecin (ou la logopédiste) rencontre d’une manière authentique dans un monde d’entente mutuelle. Ces derniers sont mis en demeure de faire l’expérience personnelle toujours nouvelle de découvrir des signifiances dans la parole spontanée et libre de l’autre : elle est mouvement vivant donnant naissance à des formes sonores en formation permanente, créations originales, uniques et éphémères ; ces formes s’articulent et se signifient elles-mêmes en se disant, en présence de l’Autre, ensemble au monde dans un monde commun, qui est aussi celui de la langue commune. Cette expérience est d’un tout autre ordre que la recherche de schémas et de codes selon les thèmes privilégiés des modèles et des théories. Le trouble apparaît alors dans le mouvement non accompli du comprendre et de la forme vivante ; quand ce mouvement se fige et se sédimente dans un compris, il peut être saisi par une transcription provisoire, pour aussitôt être remis en suspension. C’est sur ce plan qu’ont porté nos investigations, avec la mise au point de techniques d’enregistrements d’un mouvement sonore échangé librement entre les deux intéressés, suivis d’analyses de différentes natures et de transcriptions comparées. Les résultats, très riches, ont porté sur les aspects originaux de l’expression bien davantage que sur ses éléments objectifs homogénéisés.

Retenons les repères principaux qui nous ont guidés dans ces recherches :

1. Les phénomènes de parole comme les phénomènes psychiques en général ne sont pas des faits des sciences naturelles, objectivables et mesurables : ils sont des « faits de compréhension mutuelle », des « faits d’entente mutuelle » (Verständigungstatsachen, Hoenigswald) impliquant au moins la présence d’un autre au monde et dans le monde ressenti et vécu en commun, partagé par ceux qui parlent ensemble, un monde qui échappe aux coordonnées spatio-temporelles du monde objectif.

2. Ces phénomènes doivent être décrits en tant que tel au plus près des choses, dans des termes qui doivent être exempts de référence à des modèles théoriques, explicatifs. C’est se mettre en contradiction flagrante avec les Règles énoncées par Descartes dans le Discours que de mélanger de diverses manières (Brentano) les questions concernant la psychologie descriptive et celles d’une psychologie explicative (psychologie génétique) recourant à des notions abstraites et des explications venant d’ailleurs que les phénomènes dont il est question.

3. Il est certes louable de rappeler à toute occasion le Serment d’Hippocrate aux médecins. Dans le désarroi du monde médical actuel dû à l’envahissement de la médecine par les sciences naturelles et leurs méthodes, au premier plan desquelles l’anatomo-physiologie et la biochimie, il nous paraît nécessaire d’y ajouter un passage dans lequel Hippocrate exprime sa conception de la médecine par opposition à ces dernières. « Tous ceux qui ont entrepris de traiter de la médecine et qui se sont donnés comme fondement à leur thèse un postulat (un modèle) commettent des erreurs manifestes, mais sont surtout blâmables parce que ces erreurs portent sur un art qui existe sans hypothèse... J’ai estimé que la médecine n’a pas besoin d’innover en posant des postulats (modèles), comme il est nécessaire de le faire si l’on veut dire quelque chose des phénomènes qui sont au ciel et sous la terre (phénomènes naturels)...Pour avoir quelques connaissances de la nature de l’homme il n’y a pas d’autre source que la médecine...cette enquête qui consiste à savoir ce qu’est l’homme... ».

 


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