Intervention lors de la rencontre à Lausanne en 2003

« Philosophie de la médecine : vers la construction d’une sagesse pratique »

 

Un moment critique de la psychiatrie ?

De formation psychanalytique classique, nous nous sommes longtemps occupés de la question de la parole en clinique, de la méthodologie de son étude et de son rôle constitutif de la psychiatrie, voire de toute la médecine. C’est dans la parole que se fonde la relation entre le médecin et le malade; elle s’exprime dans la plainte. Celle-ci ne se limite pas à la production verbale d’un étant se trouvant au milieu d’autres individus et d’autres choses : elle est l’appel d’un être qui se tient hors de ... et au delà de soi, ouvert au monde et dans le monde, un existant. Cette plainte n’a rien à voir avec une communication s’échangeant entre un émetteur et un récepteur considérés comme des totalités closes. C’est cet être-là, jeté au monde, et qui se plaint qu’il s’agit de comprendre. Tel est le sens des premiers mots du premier choeur de la Passion selon Saint Matthieu, oeuvre capitale s’il en est de notre patrimoine culturel, cette parole parlante hors d’elle : « Hilf mir klagen !» Expression originaire immédiatement compréhensible en allemand, intraduisible dans toutes ses nuances en français, appel impératif articulant une dimension constitutive de l’être au monde, une direction de sens fondamentale de l’être-homme : « plaindre » « klagen ». Verbe dans sa forme lexicale pure, sans sujet ni objet, hors du temps conjugué et sans modalité. Parole essentiellement sentie et ressentie échappant à toute objectivation et à toute mesure, impliquant, pour être comprise, la participation intégrale des êtres en présence à une totalité, elle prend forme et sens dans un monde atmosphérique orienté, marqué par l’importance des sonorités dominant largement celle des significations et de leur organisation grammaticale.

Le sentir, dit Erwin Straus, est communication symbiotique avec le monde. Dans le sentir, il y a moi et le monde, moi avec le monde et moi au monde. Et, avec et au, ajoute Henri Maldiney, n’interviennent pas après coup pour lier moi et monde, mais ce sont eux qui sont la dimension constitutive du sentir, étrangère à la distinction sujet-objet, dépourvue d’intentionnalité. Avec le sentir, nous faisons l’épreuve d’être là ... à quelque chose comme un monde. Le sentir donne à l’existence sa dimension esthétique sensible; c’est par cette dimension que le sentant a ouverture au monde. La moindre chose peut alors, au niveau de l’aesthésis, être révélateur d’un monde avant sa constitution en objet : moment pathique, appartenant au vécu le plus originaire.

On doit se demander dans quelle mesure cette dimension esthétique sensible, que nous distinguerons ici de l’esthétique artistique, est nécessaire à toute approche clinique, notamment psychiatrique. C’est pourquoi il nous a paru utile d’introduire à ce niveau une dimension historique, en recherchant comment se posait cette question au moment de la constitution de la médecine occidentale, puis dans son évolution vers la médecine que nous connaissons actuellement.

"Tous ceux qui, ayant entrepris de traiter de la médecine ... se sont donnés, comme fondement à leur thèse, un postulat, une hypothèse de leur choix, simplifiant la cause originelle des maladies et de la mort, ... commettent des erreurs manifestes sur bien des points de leur thèse, mais sont surtout blâmables, parce que ces erreurs portent sur un art qui existe réellement" c’est-à-dire ... sans hypothèse.

C'est ainsi que débute le premier livre de la Collection hippocratique intitulé "De l'ancienne médecine"(Hippocrate[1], I,1). Et plus loin, l'auteur s'explique :

" J'ai estimé que la médecine n'a pas besoin d'innover en posant un postulat, comme on le fait pour les choses invisibles et douteuses; car pour ces choses-là, il est nécessaire, si l’on entreprend d’en dire quoi que ce soit, de recourir à un postulat, comme c’est le cas pour les choses qui sont au ciel ou sous la terre: quand bien même quelqu’un les exposerait et les concevrait comme elles sont, ni celui qui expose lui-même, ni ceux qui l’écoutent ne verraient clairement s'il est dans le vrai ou non, car il n'y a pas de critère auquel on puisse se référer pour avoir une connaissance exacte." (l.c.,I,3)

"Au contraire, la médecine est en possession de tous ses moyens."(l.c.,II,1)

"Et par dessus tout, il me semble que l'on doit, quand on traite de cet art, exposer des choses qui soient concevables par des profanes. Car l'objet qu'il convient de rechercher et d'exposer n'est autre que les affections dont ces gens-là sont eux-mêmes atteints et dont ils souffrent. Sans doute ne leur est-il pas aisé de connaître par eux-mêmes leurs affections, la façon dont elles naissent et dont elles cessent, les causes qui les font croître et décliner, puisqu’ils sont profanes. Mais quand elles sont découvertes et exposées par un autre, c’est facile. Car il ne s’agit de rien d’autre pour chacun que de se remémorer, en les écoutant, les accidents qui leur sont arrivés. En revanche, si l'on passe à côté de la faculté de compréhension des profanes et si on ne met pas les gens qui écoutent dans cette disposition d'esprit, on passera à côté de la réalité."(l.c., II,3)

" Les tâches du médecin sont bien plus diversifiées et requièrent une exactitude bien plus grande. Il faut en effet viser à une mesure; or il n'y a pas de mesure - ni nombre, ni poids - à quoi l'on puisse se référer pour connaître ce qui est exact, si ce n'est la sensation du corps (τοῦ σὠματος τὴν αἴσθησιν)" (l.c.,IX,3).

Ainsi de "L'Ancienne médecine" et de son mode de penser.

Mais, de la sensation de qui, et du corps de qui s'agit-il? du malade ou du médecin? Cette ambiguïté du texte reste l'objet de vives controverses; on pourrait y voir le signe de cette qualité particulière du rapport de participation du malade, du médecin et de la maladie à une totalité articulée, ignorante d'un sujet séparé de son objet, ainsi que nous l’avons rappeler plus haut.

Hippocrate certes, avait ses concepts et ses théories; ils ne sont pas dénués d'intérêt et lui ont servi de repère pour structurer ses investigations, mais grâce à sa méthode, il a cherché à constituer une médecine indépendante de toute hypothèse et de toute philosophie, à maints endroits, en séparant ses descriptions des explications causales ou génétiques : considérant chaque malade comme un cas particulier, avec son nom et son lieu, le comparant à d'autres, Hippocrate donne à ses observations un caractère inachevé, ouvert et singulier, susceptible d'une nouvelle interprétation; elles forment chacune un tout cohérent qui permet au médecin d'aujourd'hui de poser un diagnostic précis et gardant toute sa valeur chez un malade ayant vécu il y a plus de deux millénaires. C’est donc un mode de penser descriptif dans une situation particulière, se fondant sur ce que le médecin comprend en ressentant.

L'autre mode de penser, celui de la nouvelle médecine, c'est, dit Hippocrate :

"...la théorie de ceux qui adoptent une nouvelle méthode dans leurs recherches sur l'art en partant d'un postulat".(l.c.,XIII,1)

"Je me demande avec perplexité comment les gens qui professent cette thèse-là et qui conduisent l’art hors de la présente voie vers un postulat, peuvent traiter un malade en conformité avec ce qu’ils postulent..."

et qui disent que :

"...c'est ce savoir que doit parfaitement acquérir celui qui a l'intention de soigner correctement les hommes. Et le discours de ces gens-là va dans le sens de la philosophie" (l.c., XX,1)

"Mais moi j'estime que tout ce qui a été dit ou écrit sur la nature par tel savant ou tel médecin a moins de rapport avec l'art de la médecine qu'avec l'art de la peinture, et j'estime que pour avoir quelque connaissance de la nature (de l'homme), il n'est d'autre source que la médecine. Et cette connaissance il est possible de l'acquérir parfaitement quand on embrasse la médecine elle-même correctement dans sa totalité...je veux dire cette enquête (ὶστορἰην) qui consiste à savoir ce qu'est l'homme, les causes de sa formation et tout le reste."(l.c., XX,2)

Autrement dit, la connaissance de la nature humaine n'est possible que par l'expérience que fait le médecin de l'homme ressentant et endurant "ce qui arrive(ra) à chacun à la suite de chaque chose"(l.c. XX,3), et non par la connaissance logique préalable d'une cosmologie, des sciences naturelles.

Ainsi, l'objet de l'ancienne médecine se maintient à la portée de l'homme, puisque le savoir médical est ce que ressent le malade et que ressent et comprend le médecin avec le malade, alors que l'objet de la médecine philosophique est hors de portée de l'homme, parce que son savoir est hypothétique, fondé sur une cosmologie, étranger à l'art de la médecine.

Aujourd’hui, Henri Maldiney pose la question d’une autre manière :

Qui est malade?

Question qui fait question

Qui est malade peut vouloir dire : Qui est à considérer comme malade?

Quels traits symptomatiques communs permettent de le définir comme malade, à la façon dont un ensemble de prédicats détermine un sujet, le coup d’état logique consistant à l’identifier intégralement à ces prédicats devenus son essence. "Répondez présents, malades, à l’appel de vos symptômes !"

Absorbé dans un système de prédicats nosologiques, le sujet malade se résorbe dans la maladie.

Le regard des autres l’oblige à s’identifier à son état, qui est celui de la loi pathologique, dont la psychiatrie est le législateur. C’est contre un tel faire passer pour... que le Président Schreber luttait de toute la force de son délire.

Mais demander : Qui est malade? peut avoir un autre sens. Qui est ce malade? cet homme malade... à qui cet événement bouleversant survient- un cancer, un infarctus, une dépression.

Cette distinction révèle deux modes de penser. Ils s'affrontent d’une façon nouvelle dès que la médecine occidentale tend à se constituer en discipline indépendante : ils sont d'essence différente, sans solution de continuité de l'un à l'autre, incapables de s'expliquer l'un par l'autre, mais paradoxalement conjoints simultanément dans l'unité de la personne du médecin en présence de son malade. Cette antinomie représente un danger permanent pour le médecin, comme pour tout être humain, car l'une de ces formes ne peut exclure l'autre sans, du même coup, dissocier sa personne et rendre son existence déficiente. Ce mouvement de transcendance en constant accomplissement mais sans jamais être définitivement accompli, qui permet la traversée de l'un à l'autre, est imprévisible ; c'est un risque à prendre. Nous pouvons en faire l'expérience jusque dans la consultation: brusquement et d'une façon inattendue, la faille s'annonce, et à la fois le saut à travers elle, qui s'ouvre dans la discontinuité entre le mouvement de compréhension participative en présence avec le malade, et le mouvement de la réflexion, de l'interprétation, de l'explication ou de la prescription, situant le malade en représentation; on doute alors, tout ensemble, de soi-même, de comprendre, d'être compris et suivi. C'est la crise, au sens originaire que décrit Weizäcker[2]:

"Da ist es dann so, dass der Ablauf bestimmter Ordnungen mehr oder weniger plötzlich unterbrochen wird, indem ein ganz und gar stürmisches Geschehen sich einstellt; mit diesem, durch dieses kann es zur Entstehung eines neuen andersartigen Bildes kommen....Es gelingt aber nicht, diesen neuen Zustand aus dem früheren einfach abzuleiten...Es handelt sich doch um Lücken besonderer Art...Mehr als sonst hat er (der Kranke) das Gefühl der Ueberwältigung, des inneren Zerreissen, des unbegreiflichen Sprunges" (l.c.2, p.151). "Wir haben erkannt, dass das wesentliche der Krise... nicht nur der Uebergang von einer Ordnung zu einer anderen, sondern die Preisgabe der Kontinuität oder Identität des Subjektes ist. Das Subjekt ist es, welches in dem Riss oder Sprung vernichtet wird, wenn die Wandlung nicht erfolgt, nachdem einmal der Zwang, das "Unmögliche" zu vollziehen, aufgerichtet worden ist. Das Ich würde sozusagen nach dem Sprunge nicht landen" (l.c.2, p.152).

Je traduis:

"Il y a crise quand le déroulement de certains processus (Ordnungen) est soudainement interrompu, par l'irruption d'une turbulence extrême (stürmisches Geschehen); avec celle-ci et grâce (durch) à elle, peut naître une forme (Bild) d'un autre genre ... On n'arrive cependant pas à faire simplement dériver ce nouvel état du premier ... car ici, il s'agit de lacunes (ou de "percées": Lücken) d'un genre particulier ... Plus que d'habitude, on éprouve le sentiment d'un bouleversement (Ueberwältigung) et d'un déchirement intérieur, d'un saut incompréhensible ... Nous avons reconnu que l'essentiel dans la crise, n'est pas le passage (Uebergang) d'un ordre à un autre, mais l'abandon (Preisgabe) de la continuité ou de l'identité du sujet. C'est le sujet qui est détruit dans la faille (Riss) ou le saut, si la transformation (Wandlung) ne s'est pas faite avec succès, après qu'a été établie une bonne fois l'obligation d'accomplir "l'impossible". Le moi n'aurait, pour ainsi dire, pas atterri."

Pour exister d'une manière authentique, l'homme, à plus forte raison le médecin, est donc mis en demeure de devoir endurer une telle crise.

Le rapport critique entre les deux mouvements de penser évoqués plus haut allait être profondément modifié par l'instauration de la médecine expérimentale : le sentir et le ressentir du malade, la participation du médecin à son être-au-monde, sont relégués à l'arrière-plan, au point qu'il devient suspect de les évoquer. Ainsi, Claude Bernard (1947)[3]:

"Le principe fondamental de la médecine expérimentale est d'admettre comme axiome qu'elle repose sur la physiologie expérimentale" (l.c.3,p.391) ... qui ne connaîtra finalement les phénomènes biologiques que dans leur transcription en termes de physico-chimie (l.c.4, p. 31) ... La transcription conceptuelle de la réalité n'exprime pas les choses dans leur essence; elle n'est pas la réalité elle-même" (l.c.4, p. 24) ... (ce qu'affirmait déjà Hippocrate, en disant que cette réalité-là "... a moins de rapport avec la médecine qu'avec la peinture ... "). Au lieu de considérer l'organisme comme un tout indivisible, elle (la médecine expérimentale) ne doit voir dans l'organisme total qu'un ensemble composé par un nombre considérable d'organismes élémentaires ayant chacun leur spécialité (l.c.3, p. 37) ... car l'expérimentation est impossible sur une totalité (l.c.4, p. 118)". "La vie de l'ensemble ou de l'organisme total n'est que la résultante de la vie partielle des organes et des organismes élémentaires; et c'est à ces derniers qu'il faut faire remonter toutes les causes prochaines de la vie, des maladies et des actions toxiques ou médicamenteuses"(l.c., p.37).

L'acceptation d'un tel axiome a de nombreuses conséquences. C'est toujours Claude Bernard qui écrit :

"La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche de vérités objectives, non subjectives" (l.c.[4], p. 88). Et plus loin :

"La médecine débute nécessairement par la clinique, puisque c'est elle qui détermine et définit l'objet de la médecine, c'est-à-dire le problème médical ; mais ... la clinique n'est pas la base de la médecine scientifique : c'est la physiologie, parce que c'est elle qui doit donner l'explication des phénomènes morbides" (l.c.4, p. 284).

Hippocrate demandait ce qu'est l'homme; Claude Bernard demande quel est le problème médical, c'est-à-dire quel est le problème physiologique "pour conserver la santé et guérir les maladies"(l.c.4, p. 41). Ces principes découlent des résultats objectifs obtenus par la recherche physiologique et non plus du sentir du malade et du médecin : ils doivent être mis au service de toute la société et ne sont plus réservés à la relation intime et privée dans laquelle le malade rencontre son médecin. D'autre part, notre époque nous montre bien qu'il importe peu de savoir qui est et ce qu'est l'homme malade pour obtenir les résultats thérapeutiques stupéfiants que l'on sait. Le médecin-physiologiste n'a pas comme tâche de contempler et d’aider l'homme dans son unicité, mais d'agir toujours plus efficacement sur la maladie avec un pouvoir dont on ne peut apercevoir les limites.

C'est dans le même esprit que se sont développées la psychologie et la psychiatrie dites scientifiques : établissement de "faits" psychologiques objectifs, qui ne sont pris en considération que s'ils sont expérimentables et répétables dans des situations que l'on veut déterminées. On explique alors ces faits par les fonctions de plus en plus différenciées de divers appareils, organiques ou psychiques, sur lesquels on prétend agir par toutes sortes de procédés, tout ceci se multipliant à n'en plus finir, du domaine somatique au domaine psychique.

Il n'y a, dans tout cela, plus de place pour une crise originaire. Dans ces conditions, qu'advient-il alors de l'avenir de la médecine et de la psychiatrie scientifiques?

" Die eigentliche "Bewegung" der Wissenschaft spielt sich ab in der mehr oder minder radikalen und ihr selbst nicht durchsichtigen Revision der Grundbegriffe. Das Niveau einer Wissenschaft bestimmt sich daraus, wie weit sie einer Krisis ihrer Grundbegriffe fähig ist. In solchen immanenten Krisen der Wissenschaften kommt das Verhältnis des positiv untersuchenden Fragens zu den befragten Sachen selbst ins Wanken." Heidegger[5], 0928)

Je cite Heidegger:

"Le véritable "mouvement" scientifique se joue quand les sciences soumettent leurs concepts de base à une révision plus ou moins radicale et qui ne leur est pas transparente. Jusqu'à quel point elle est capable d'une crise de ses concepts de base, voilà ce qui détermine le niveau d'une science. Quand surviennent de telles crises à l'intérieur des sciences, le rapport qu'entretient le questionnement de la recherche positive avec les choses mêmes qu'il interroge est ébranlé."

Nous n’en sommes pas là, bien au contraire!

Où faut-il aujourd’hui chercher cet ébranlement qui se cache, et qui serait seul capable de remettre dans une crise salutaire les positions omnipotentes, définitives et mortifères que nous constatons avec effroi dans notre profession?

N'est-ce pas finalement "avant" que les faits puissent être considérés comme "objectifs, définitifs, bien établis", que se pose le problème? N'est-ce pas au moment même de la description des phénomènes qu'il faut retourner, avant de rechercher leur explication et leur cause?

Brentano a rappelé les distinctions essentielles qu'il avait établies en psychologie, dans "Mes derniers voeux pour l'Autriche", publiés dans le grand journal viennois "Neue freie Presse" quand, après son très grand succès, puis bien des déboires à l'Université, malade, il quitta définitivement ce pays en 1895; ses travaux à ce sujet sont publiés à titre posthume dans sa "Deskriptive Psychologie". En voici de brefs extraits qui me paraissent fondamentaux :

"Meine Schule unterscheidet eine Psychognosie und eine genetische Psychologie. Die eine weist die sämtlichen letzten psychischen Bestandteile auf, aus deren Kombination die Gesamtheit der psychischen Erscheinungen wie die Gesamtheit der Worte aus den Buchstaben sich ergibt...Die andere belehrt uns über die Gesetze, nach welchen die Erscheinungen kommen und schwinden. Da die Bedingungen wegen der unleugbaren Abhängigkeit der psychischen Funktionen von den Vorgängen im Nervensystem grösstenteils physiologische sind, so sieht man, wie hier die psychologische Untersuchungen mit physiologischen sich verflechten müssen...(Brentano[6], 1895, S.84; Brentano[7], S. X-XI)

Die Psychognosie...ist reine Psychologie, während die genetische Psychologie nicht unpassend als physiologische Psychologie zu bezeichnen wäre.

Die Psychognosie...lehrt nichts über die Ursachen...und wird darum, auch zur höchsten Vollkommenheit ausgebildet, in keinem Lehrsatze einen physisch-chemischen Prozess irgendwie erwähnen...Die Psychognosie ist also in diesem Sinne reine Psychologie und dadurch der genetischen Psychologie wesentlich verschieden (l.c.6, S. 2)...

"Die Psychologen, indem sie gewöhnlich bis auf den heutigen Tag die der psychognostischen und die der genetischen Psychologie zufallenden Fragen nicht scheiden, vielmehr sie mannigfaltig vermengen, haben entschieden den Regeln, (die Descartes in dem Discours de la méthode niedergelgt hat) entgegen gehandelt. Und es dürfte dieser schwere Verstoss gegen die Methode nicht unwesentlich dazu beigetragen haben, die Fortschritte der Psychologie zu verlangsamen oder ganz zu vereiteln....

Immerhin soll damit nicht behauptet sein, dass nicht auch einmal bei der psychognostischen Forschungen psychogenetische Kenntnisse dienlich werden...unvergleichlich höher sind doch die Dienste, welche die Psychognosie der genetischen Psychologie leistet" (l.c.6, S. 6).

Je traduis :

"Mon école distingue une psychognosie d'une psychologie génétique. L'une indique (weist) tous les derniers constituants psychiques, dont la combinaison donne naissance à la totalité (Gesamtheit) des phénomènes psychiques, de même que la totalité des mots naît à partir des lettres ... L'autre nous apprend les lois selon lesquelles ces phénomènes apparaissent et disparaissent. Vu la dépendance indéniable des fonctions psychiques, des processus qui se déroulent dans le système nerveux, leurs conditions sont en grande partie de nature physiologique et on voit comment ici les recherches psychologiques doivent s'intriquer dans les recherches physiologiques" (Brentano[8], 1895, S.84; Brentano[9], S. X-XI).

"La psychognosie est la psychologie pure, alors qu'il ne serait pas impropre d'appeler psychologie physiologique, la psychologie génétique.

La psychognosie ne nous apprend rien sur les causes ... c'est pourquoi, même à son plus haut degré de développement, elle ne mentionnera, dans toutes ses thèses et propositions, (Lehrsatz) aucun processus physico-chimique.

"Dans ce sens, la psychognosie est la psychologie pure, et de ce fait, d'essence différente de la psychologie génétique ... Les psychologues qui jusqu'ici ne dissocient habituellement pas (radicalement) les questions concernant la psychologie psychognostique de celles qui s'adressent à la psychologie génétique, mais bien plus, les mélangent de diverses manières, agissent en contradiction flagrante des Règles que Descartes a énoncées dans le Discours de la Méthode. Cette grave atteinte à la méthode a contribué d'une manière non négligeable à ralentir les progrès de la psychologie, pour ne pas dire qu'elle les a réduit à néant."

"Ceci ne signifie cependant pas que les connaissances psychogénétiques ne peuvent pas rendre une fois ou l'autre des services aux recherches psychognostiques... mais les services sont incomparablement plus grands dans l'autre sens" (l.c.6, S. 6).

Nous voici revenus à nos deux modes de penser et à leur rapport critique. Mais nous ne pouvons plus aborder ces questions dans le même esprit que jadis. Actuellement, pour des raisons multiples et qui nous restent obscures, la science médicale est entièrement engagée dans la perspective d'une science expérimentale et technique. Ce n'est même pas trop dire qu'elle s'y enferre. Le coup d’état logique a donc parfaitement réussi. Le médecin est pris dans cet esprit dès le début de sa formation. C'est dans cette dimension exclusivement qu'il acquiert son expérience et qu’il doit obligatoirement suivre une formation post-graduée et permanente pendant toute son activité professionnelle. Il n'a pas ainsi la possibilité d'ouvrir une réflexion critique fondamentale du cadre et de la méthode où il cherche son identité, sans risquer de tout compromettre, y compris son appartenance à son groupe social. C'est payer un prix inestimable pour son efficacité technique et sa profession. Mais il y a plus : le médecin n'est, depuis un siècle au moins, plus du tout formé à la méthode analytique critique de la philosophie, jugée inutile et impropre à sa tâche; il n’a plus la possibilité d’y exercer sa pensée d’une manière systématique; il n'a plus ni les capacités, ni les connaissances pour accéder à un dialogue suffisamment élaboré avec lui-même sur le problème inéluctable de la crise existentielle originaire qui s'ouvre en présence authentique de son malade, notamment lorsqu'il est atteint dans son être propre. Il est là, désemparé et assume de plus en plus difficilement sa mission première, étrangère à la physiologie, comme à toute doctrine, celle d’écouter et d’entendre vraiment la plainte originaire de son malade. La dimension esthétique sensible disparaît de son être au monde, notamment avec le malade et bien souvent, avec elle, la dimension esthétique artistique de son existence ; inondé de science et surmené, il ne lui reste alors qu’à appréhender la création artistique que comme divertissement, plus facilement encore comme une dérision ou un motif d’éclatement.

Nous pressentons profondément le rapport intime qui lie dimension esthétique et dimension éthique : celle-ci ne peut pas vraiment se former sans la dimension esthétique. En cas de déficience de cette dernière, il ne reste alors qu’un nouveau coup d’état pour imposer une éthique de l’extérieur : mais elle n’estalors plus une dimension de notre existence, impropre à la sortir de son échec.

Commentaires :

1. J'ai supprimé le passage de Freud sur les "deux méthodes":

Freud n'a plus été en mesure de nous expliquer pourquoi il semble prendre, au fond, le contre-pied de l'enseignement de son maître de philosophie, tout en reprenant les distinctions essentielles. Sans pourtant le citer et quarante ans après lui, il écrit dans son dernier texte, inachevé[10]: "Ich werde mich in meiner Darstellung keiner der beiden Methoden ausschliessend bedienen, vielmehr bald die eine, bald die andere befolgen."

Traduction française par B. Chabot[11]: "Je n'userai exclusivement dans ma présentation, ni de l'une, ni de l'autre méthode, je suivrai tantôt l'une, tantôt l'autre."

2. J'ai abandonné le passage important de Kraus : distinction entre "vérités de faits" et " vérités de raison". Voir aussi la remarque de Stumpf: il est impératif pour Brentano de faire reposer les concepts sur l'intuition. C'est faire dériver les concepts du sentir et non d'une hypothèse "arbitraire", qui vient d’on ne sait où. C'est pourquoi la psychologie descriptive est considérée comme une science exacte. Husserl pensait également que la philosophie pouvait être une science exacte (dans un article de 1911), mais il a dû reconnaître plus tard (Krisis) que son rêve était dépassé.

3. Il est important, mais inattendu, de dire que la psychologie ou la médecine qui reposent sur la physiologie, sont inexactes, alors que tout le monde pense justement que c'est parce qu'elles reposent sur la physiologie et l'expérimentation qu'elles sont exactes! Il conviendrait de définir ce que l'on entend par "exact". C'est vrai que les sciences naturelles ne peuvent pas être exactes, puisqu’elles ne sont que la peinture de la réalité, une peinture qui vient du fait qu'elles reposent sur des postulats, tandis que les sciences exactes reposent sur des intuitions. Voir à ce sujet la citation de Claude Bernard sur les vérités "subjectives", les seules vraies! Il y a là un ensemble de questions peu claires.

4. On se berce d'illusions quand on parle de "faits objectifs". On peut faire un nombre illimité d'observations. Ça ne suffit pas pour que ce soient des "faits objectifs". Encore faut-il que ces faits aient un sens: il faut donc qu'ils s'inscrivent dans une situation et une totalité. Ils ne sont "faits" qu'à cette condition. Un fait rattaché à un tout. Ce tout doit être présent comme tout. Il doit donc être "compris" en tant que tel. C'est vrai pour une somme, comme pour une totalité articulée. Un fait de médecine met nécessairement en jeu un homme. On ne peut observer un phénomène humain que si on est en présence de l'homme: on doit faire l'expérience de l'homme avant de pouvoir identifier un fait de l'homme comme fait objectif. On ne peut observer un homme sans être en présence de lui. Le fait objectif vient après cette présence. Même problème avec la parole. Il y a une étape fondamentale avant le laboratoire. On reproduit au laboratoire un ensemble de circonstances dans lesquelles on procède à des expériences. Mais on perd ainsi la relation avec le tout.

5. Claude Bernard dit qu'on ne peut pas faire d'expériences avec le tout. On peut prescrire des médicaments à un malade et voir ce qui se passe au niveau du tout: il peut parler de lui, de ce qu'il ressent. Pourquoi Claude Bernard néglige-t-il cet aspect? Hippocrate expérimente les régimes, les médicaments et il note des changements, sans nécessairement tirer une relation de cause à effet entre les deux: c'est une expérimentation sur le tout. Relation avec la psychothérapie: on fait une cure et à la suite de cette cure, les choses sont autrement. On ne peut tirer de relations causales entre un tout et un autre tout.

 


[1](Hippocrate, Tome II, 1ère partie, trad. J. Jouanna, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1990)

[2]Viktor von Weizäcker: Der Gestaltkreis, Theorie der Einheit von Wahrnehmen und Bewegen, G. Thieme Verlag, Leipzig, 1940.

[3]Claude Bernard: Principes de médecine expérimentale, (oeuvre posthume publiée pour la première fois en 1947) Alliance culturelle du Livre, Genève, 1963 (PUF).

[4]Claude Bernard: Introduction à l'étude de la médecin expérimentale, paru en 1865; éd. du Cheval ailé, Genève, 1945.

[5]Martin Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer Verlag, Tübingen, 1979; traduction française par François Vezin, Etre et temps, Gallimard, 1986.,

[6]Franz Brentano, Meine letzten Wünsche für Oesterreich, Cotta, Stuttgart, 1895.

[7]Franz Brentano: Deskriptive Psychologie, Meiner Verlag, Hamburg, 1982.

[8]Franz Brentano, Meine letzten Wünsche für Oesterreich, Cotta, Stuttgart, 1895.

[9]Franz Brentano: Deskriptive Psychologie, Meiner Verlag, Hamburg, 1982.

[10]Sigmund Freud: Some elementary lessons in psychanalysis, GW XVII, S. 141-142.

[11]Sigmund Freud: Résultats, Idées, Problèmes, II, Some elementary Lessons in psychoanalysis", PUF, Paris, 1987, p. 290.


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