Les Jeux Liturgiques

 

Anne-Marie Deschamps répond à Jacqueline Martin-Bagnaudez

 

Avec le groupe de musique médiévale Venance Fortunat que vous avez créé, vous redonnez vie, Anne-Marie Deschamps, aux « jeux liturgiques » qui se donnaient pour célébrer certaines grandes fêtes. Que signifie cette juxtaposition d’un qualificatif à priori sacré, définissant un divertissement ? L’expression est-elle moderne, ou ancienne ?

Ancienne, du moins en ce qui concerne le jeu ; dans les manuscrits, on le désigne bien par le mot latin qui a ce sens, ludus. Et ce sont les historiens qui ont qualifié ces jeux de « liturgiques », parce qu’ils se pratiquaient dans les églises, à l’intérieur même d’une liturgie particulière dont ils constituaient un moment. Rien à voir avec ce qu’on appellera plus tard les « mystères », et qui se donneront dehors, dans une toute autre perspective. Le jeu, inclus dans la liturgie, est un moment où acteurs et spectateurs donnent un moment de leur vie et s’approprient un autre personnage. Sans oublier la notion de plaisir qui est essentielle.

 

Dans le temps, dans l’espace, peut-on dessiner le cadre dans lequel se sont donnés ces jeux ?

Leur apparition est difficile à dater, car ils ont été précédés de pièces brèves. Par exemple, lorsqu’on chantait des antiennes pour célébrer l’Annonciation, on ne sait pas bien s’il y avait deux personnages, en l’occurrence l’ange et Marie, tenant chacun un rôle, même chose pour le récit de la Passion. C’est en Aquitaine sans doute, peut-être dès le 9e siècle, qu’on voit apparaître, sous forme de tropes, les Quem quaeritis [que cherchez-vous ?] : avant de célébrer une fête, on voulait remémorer au peuple ce qu’il venait fêter. C’est une illustration du goût des hommes du Moyen Âge, sur lequel on ne saurait trop insister à mes yeux,  pour l’actualisation : aujourd’hui, nous sommes ici pour célébrer tel événement.

 

S’ils sont destinés aux simples fidèles, c’est dans un cadre paroissial que se déroulaient ces jeux ?

Ils étaient aussi représentés dans les monastères, qui abritent d’ailleurs pour l’essentiel les manuscrits. C’est grâce aux scriptoria que se conservait l’écrit. Mais il est certain que la création se pratiquait en d’autres lieux, même si on n’en a pas conservé trace. Il semble bien que partout se pratiquait ce jeu du geste et du chant qui harmonise les personnes, les attitudes mentales, les pensées au temps présent.

L’apogée des jeux se situe sans doute au 12e siècle, dates des manuscrits provenant de Fleury/St-Benoît-sur-Loire et du monastère de femmes d’Origny-Sainte-Benoîte (Aisne), pour ne parler que des plus connus. C’est à cette époque qu’on a la preuve formelle, grâce au Jeu de Daniel, transmis dans un manuscrit de Beauvais conservé au British Museum, que les jeux se donnaient aussi dans les cathédrales, à l’intention des fidèles. Ce type de jeux de très grande ampleur se développe jusqu’au 14e siècle, époque du chef-d’œuvre italien qu’est le Planctus Mariae (« Lamentation de Marie » au pied de la croix). Mais c’est aussi le moment où les jeux ont pris une telle ampleur qu’on a commencé à les représenter hors des églises et qu’ils commencent à perdre leurs caractère liturgique : ils deviennent alors des spectacles, pour montrer une histoire, non pour la vivre.

 

Sur ces manuscrits, tout est-il indiqué : jeux scéniques, personnages... ?

Quelquefois oui, mais pas toujours. Surtout, on ne saura jamais le degré de connivence avec les spectateurs, qui connaissent par cœur l’histoire dont il s’agit. Il n’y a pas de suspense, tout le monde sait le déroulement de l’action. De plus, souvent un chœur, proche de la tragédie grecque, raconte ce qui va se passer.

 

Concrètement, comment se déroulaient les représentations ?

Le jeu s’insère dans un office solennel, juste avant la dernière hymne : ainsi s’il prend place à Vêpres, il se termine par un Magnificat, à l’office de nuit par un Te Deum, avant la messe par l’introït de la messe. Les effectifs sont très souples, et la durée complètement variable, de 10 minutes à une heure et demie. La musique est parfaitement lyrique, expressive de ce que ressentent les personnages, et par là d’une portée universelle, dans laquelle les auditeurs modernes, même parfaitement athées, peuvent se reconnaître. Qui ne compatirait à la douleur d’une mère devant la mort de son fils ?

On connaît cependant peu d’auteurs. En revanche on a retrouvé des annotations très précises. Ainsi pour le Jeu des trois Maries (il s’agit des saintes femmes qui découvrent, au matin de Pâques, le tombeau vide), on sait que les trois personnes qui les incarnent se mettent à l’écart des autres à partir du vendredi saint. Et quant aux plaintes de Marie, dont nous parlions tout à l’heure, on a des indications extrêmement précises : ici elle lève les mains, là elle se mouche - dans un linge, parce que c’est une reine, alors que le commun des hommes se mouche par terre entre ses doigts. Ce sont là des indications scéniques qui pourraient tourner au ridicule si nous les reprenions de nos jours. De même, lorsqu’on joue la Nativité : le rôle de la Vierge, dans les monastères d’hommes, était tenu par un moine barbu afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté et que personne ne confonde le personnage sacré et celui qui l’incarne. On le constate à travers les images : dans les Pyrénées Orientales, à Saint-Martin-de-Fenollar -chapelle relevant d’un monastère d’hommes- on peut voir la Nativité représentée avec une Vierge couchée, dont le visage est celui d’un homme barbu. De toute évidence, c’est la représentation d’un jeu liturgique.

 

Ces jeux faisaient l’objet d’une mise en scène. Que peut-on en savoir ?

Sur certains manuscrits, des ‘rubriques’, ainsi appelées parce qu’il s’agit de passages écrits à l’encre rouge, donnent des indications, parfois précises, parfois vagues. Ainsi, quand on nous dit, pour le Jeu de Daniel, « ils profanent les vases sacrés », comment rendre cette notion autrement que par une recherche d’équivalences qui puissent parler à nos contemporains ?

N’y a-t-il pas alors comme un hiatus, lorsque vous donnez ces jeux, entre leur nature liturgique et le fait même que vous les transformiez en spectacle ?

D’abord, plus le jeu était complet et compliqué, plus il était nécessaire, dans la pratique, de faire appel pour l’interpréter à des chantres qui étaient quasiment des professionnels. Par ailleurs, la mise en scène, le décor, existaient ; la notion même de « plateau » vient non pas du théâtre, mais du jeu liturgique. Dans l’église où se donne un jeu, il n’est pas rare que l’on dispose de plusieurs plateaux, avec toute une géographie symbolique qui correspond à celle du décor iconographique : au nord l’Ancien Testament, la mort, le péché ; au sud la révélation, le salut.

On ne lésinait pas non plus sur les costumes : ainsi explique-t-on, dans le Jeu des trois Maries, que le prêtre qui fait le Christ doit ôter son étole pour « s’habiller en jardinier ». Ce qu’on ne sait pas bien, c’est si les acteurs cherchaient à s’habiller comme ils imaginaient que devaient l’être, des siècles avant, les personnages qu’ils incarnaient. Mais il est sûr qu’ils ne restaient pas dans leurs propres vêtements ; en tous cas, ils se dotaient d’attributs.

Aujourd’hui comme autrefois, le public se trouve impliqué dans ce qui se passe. Au Moyen Âge, il n’y a pas de chaises dans les églises, et les fidèles sont invités, au cours du jeu, à se déplacer, à processionner.

 

Et dans quelle langue se donnaient ces jeux ? En latin ?

Essentiellement. Mais certains ont introduit la langue vernaculaire. Par exemple, à l’égard de Daniel, personnage différent des membres de la cour de Nabuchodonosor, on s’adresse en langage populaire. Même chose lorsque les trois Maries « marchandent » les aromates qu’elles achètent pour embaumer Jésus. À noter qu’il s’agit toujours de paroles non bibliques, surajoutées au texte sacré. Autre exemple, celui de Marie-Madeleine, qui se lamente parce que le corps de son Seigneur a disparu ; l’ange commence par lui expliquer en latin qu’il est ressuscité, mais elle ne comprend pas ; il essaye alors, sur une mélodie tout à fait simpliste et dans un parler de l’époque, de lui ouvrir les yeux.

 

Vos sources vous fournissent donc paroles, musique, et quelques autres indications. Qu’en est-il des instruments ?

Les jeux liturgiques se donnaient sans instruments : il s’agit de quelque chose de beaucoup trop proche du texte scripturaire, qui ne peut qu’être chanté. Quand des instruments interviennent, c’est pour signifier le pouvoir du monde, ainsi dans le Jeu de Daniel. Tardivement, à partir du 14e siècle, on introduit quelques instruments et les mystères, eux, en feront usage. Mais nous ne sommes plus dans l’essence même du jeu liturgique qui est avant tout lyrique.


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