Concert de Romainmôtier : "Autour du Graduel de Bellelay"

 

Avant-propos du concert de Romainmôtier

" Y il existe un lien d’une force et d’une qualité exceptionnelle entre l’architecture et le cérémonial comme festivité rituelle et révélatrice. Les tensions de l’espace de l’église, auxquelles la motricité du fidèle est accordée, s’articulent en un rythme unique qui lui ouvre un espace de présence. "

 

 

Ce que Henri Maldiney dit de la civilisation byzantine, convient à l’espace de ces lieux innombrables, romans, gothiques ou modernes, lieux qui suggèrent et semblent attendre que se révèle cet espace de présence. Sans prétendre reconstituer un office des temps passés, nous avons essayé pour ce concert de faire sonner ce lieu de festivité rituelle et de l’habiter.

La voix, à l’état pur, a pour partenaire le lieu dans lequel le chanteur se tient et le public écoute. Nous avons cherché dans cette présentation à équilibrer l’écriture musicale (métrophonia, pour les Grecs - théorie) et l’interprétation (mélos) dans la présence au lieu et au public.

La mémoire des chants était primordiale au Moyen Âge : on savait "par coeur" avant d’écrire ou de vérifier les écrits précédents. La théorie musicale cherche à préciser la hauteur de chaque son et à mesurer un temps objectif. Or à l’époque des pièces que nous chantons la mesure du temps est "la durée de la consumation d’une bougie" et la figuration de la musique écrite, le mouvement du souffle.

Au fil des siècles, parallèlement au fait que la mesure du temps dans le chant devient de plus en plus savante (ars nova), la musique instrumentale devient elle aussi de plus en plus présente et virtuose : la virtuosité se définit alors par la capacité de produire le plus possible de sons distincts (on disait alors "discrets"), chaque son correspondant à l’action d’un doigt- sur l’instrument - dans le moindre temps. C’est ce que nous appelons "digitaliser" le son.

Anne-Marie Deschamps

 

Programme

Interprétation des manuscrits originaux : Anne-Marie Deschamps

I. Tradition orale

 

Tradition non écrite qui remonte peut-être au VI°s : (bénéventine, puis milanaise). Il n'y a aucun repère musical de hauteur ou de durée : c’est la tradition du par cœur, et elle le restera, pour le chant liturgique, jusque très longtemps après le développement de l’écriture musicale : "je ne sais depuis combien de temps ils ont mis neuf lutrins dans le choeur mais il est certain qu’ils chantaient autrefois de mémoire" (J.B. le Brun des Marettes au début du XVIII°s).

1 - Sicut Cervus, tradition bénéventine

2 - Sicut Cervus, tradition milanaise

 

II. Dessin neumatique

 

a)Neumes a campo aperto : l’écriture sans lignes

On ne "déchiffre" pas ces neumes : ils précisent l’interprétation de ce qui est déjà su par cœur. Les neumes sont écrits sous la dictée du chantre et quasiment en même temps : écriture en chantant. Les signes de nuance ou de durée : (augete = plus fort, tenete = plus long, celeriter = rapide), suspension aux coupures neumatiques quand la main du scribe se lève pour attendre la suite. Parmi les devoirs élémentaires du scribe : se laver les mains et les cheveux, etc...

3 - Sicut Cervus, versets Sitivit, Fuerunt ; neumes de St Gall, début Xes

Bibliothèque de St Gall, Ms 359, p.105-106

Le cantatorium, dit de St Gall, le plus ancien manuscrit musical du monde complet. Il contient les chants solistiques interprétés pendant la messe. Copié et annoté de neumes à l'Abbaye de St Gall entre 922 et 926.

 

b) Neumes sur portée : extraits du Graduel de Bellelay Ms18

Voici les neumes sur une portée de lignes : nous sommes au XIIe siècle. Guido d’Arezzo a eu au siècle précédent l’idée de la première ligne pour marquer le demi-ton, le mi/fa ; il a failli être mis au bûcher pour cela. Puis est apparue une deuxième ligne, plus haute (pour indiquer notre si/do que d'ailleurs on appelait aussi mi/fa). Enfin se généralise au XIIe siècle la portée de 4 lignes, qui restera à 4 lignes pour la musique sacrée, alors que la musique profane va assez vite adopter les 5 lignes actuelles sous l’influence des instruments. Le chant par-cœur du chantre est toujours considéré comme sacré.

Le Graduel de Bellelay est un exemple parfait de cet accord entre les lignes et les neumes qui demeurent sous une autre forme : nous pouvons déchiffrer à livre ouvert, bien que le déchiffrage proprement dit fut plutôt affaire de théoricien, et non de chantre : on se référait au manuscrit en cas de divergence ou de problème de mémoire. Cependant, en gagnant en précision des hauteurs, on perdait toutes ces petites lettres et signes d’interprétation. Ce manuscrit possède un intérêt tout particulier car on sait qu’il a été utilisé pendant plusieurs siècles, ne cédant à la mode des nouvelles écritures que pour un seul chant, Confitemini Domino, réécrit au XIII°s, page 94. Ce n’est pas un manuscrit destiné à faire partie d’un trésor : le peu de lettrines (lettres ornées) et d’autres enluminures en témoigne ; moins gratifiant pour l’œil, il devient du plus haut intérêt pour la connaissance de la pratique musicale et rituelle. Comme aux siècles précédents, les inventions polyphoniques, les ajustements décoratifs improvisés entre chantres, que préconisait Fulbert de Chartres un siècle plus tôt, et qui étaient pratiqués probablement dès l’origine à cause de la diversité de tessiture des voix, ne sont pas indiqués : "chantons en organum à deux voix les louanges de Philomèle, comme l’enseigne la musique, car, sans cet art, les chants ne valent rien" Fulbert de Chartres.

 

4 - Ibo Michi Antienne de procession qui ouvre le manuscrit, sur un poème du Cantique des Cantiques (Ms 18, p.2) : "j’irai à la montagne de la myrrhe et aux collines du Liban et je dirai à mon épouse : tu es toute belle, mon amie, en toi il n'y a point de tache. Viens du Liban, mon épouse, viens vers le Liban, tu passeras le mont de Seyir et Hermon loin des tanières des lions et des montagnes des léopards. Alleluia ! "

Cette pièce est traitée ici comme une ouverture au lieu : le ténor placé dans le chœur chante ce qu’il a en tête, la voix de femme chante une partie de ce qu’il pense, dans un lieu encore indéterminé, et le chœur à l’autre bout de l’église, dans les bas-côtés, alterne les Alleluia de part et d’autre du public.

5 - Sicut Cervus, trait (Ms18, p. 194-195). Voici maintenant le Sicut cervus de Bellelay, deux cent ans après celui d’Einsiedeln. Les mêmes paroles, une musique qui a peu changé, et qui chante mêmement la soif d’un Dieu vivant. Les chanteurs, ayant exploré le lieu dans la déambulation et dans l’alternance sonore, vont pouvoir se regrouper.

 

6 - Alleluia laetatus sum (Ms 18, p. 13-14) - Aucun besoin de traduction, tout est dans le plaisir du son. Un verset dit "nos pieds se tiennent dans ton entrée" : se tenir debout dans tous les sens du terme permet la vie et partant l'expression. Cette pièce pourrait être une préparation vocale à la difficulté de la suivante :

7 - Deus Deus Meus (Ms 18, p.161) - Grand trait de la messe du dimanche des Rameaux.Le trait se chante à la place de l’Alleluia quand, dans la liturgie, l’église est dépouillée pour le Carême : les chantres font un travail particulier sur le souffle suspendu, chacun accomplit un verset différent par le texte et le style : du sentiment désespoir à l’espérance ou à la peur, de la peur au réconfort. Ce chant était un des préférés des chantres, malgré sa difficulté, par la liberté et la diversité qu’il donne à l’expression : au temps liturgique où les fidèles sont appelés à faire un retour sur eux-mêmes, l’importance donnée au trait témoigne de la fonction essentielle de la voix chantée. ( Ms 18, p.161-62)

8 - Ave Rex noster (Ms 18, p. 158-159) - Antienne pour le dimanche des Rameaux. La tessiture restreinte de cette pièce suggère l’intériorité d’où jaillira Hosanna Filio David. Chaque antienne, selon sa fonction dans l’histoire vivante de l’année liturgique, possède une couleur particulière : Ibo michi est un monologue qui chante avec poésie l’attente de la grâce ; l’antienne Ave Rex Noster suggère l’intériorité qui n’est pas repli sur soi car elle s’achemine vers une ouverture : Hosanna, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

9 - Ascendit Deus (Ms 18, p. 224-225) - Offertoire pour l'Ascension : la tessiture demandée est de plus en plus aiguë, tout suggère l’élévation dans un mouvement jubilatoire. Le passage Plaudite manibus (applaudissez avec les mains) est illustré par ce qu’on appelle des répercussions (notes répétées sur une même syllabe comme si elles étaient liées ).

III. Polyphonies écrites

Nous quittons le graduel de Bellelay pour découvrir la polyphonie écrite. Pour cela, nous revenons au XIe siècle où fleurissent encore nombre de manuscrits de chantres neumés sans ligne, évidemment beaucoup plus difficiles à rétablir. Ces compositions correspondent à la nécessité pour les chantres de témoigner de " l’ici et maintenant" (Hic et Nunc). Autrement dit, le devoir des chantres est, d’une part, de transmettre la tradition, et, d’autre part, lors des grandes fêtes principalement, de témoigner du présent . Ceci est très important car, par ces préceptes, toute cette musique liturgique a donné la musique occidentale.

a) Notation neumatique polyphonique

10 - Alleluia Angelus Domini, Ms 109, fol 175, Chartres XIe siècle, attribué à Sigon, chantre et secrétaire de l’évêque Fulbert.

b) Notation carrée sur portée du XIIIe siècle.

C’est un exemple de création pour la fête de Pâques (« un ange descendit du ciel et retournant la pierre du tombeau, il s’assit dessus »). La partie inférieure, dominante, chante le verset habituel, le dessus chante la création de Sigon. On ne peut appeler cela une harmonisation ; il s’agit ici d’une sorte de miroir de la mélodie traditionnelle. La partie traditionnelle était chantée par le chœur composé des chantres adultes et la voix de dessus par un soliste.

 

11 - Stirps Jesse : école Notre-Dame XIIIe siècle, Ms Pluteus 29,1, fol. 327 - 328, Bibliothèque Laurentienne, Florence.

Sur une antienne due à Fulbert lui-même(XI°s.), chantée en soliste, viendra la polyphonie à 3 voix de l’école Notre-Dame de Paris du XIII°s. Cette polyphonie transmet l’antienne pour la fête de la Nativité de la Vierge : la racine de Jesse a engendré la tige, et la tige la fleur sur laquelle repose maintenant le Saint-Esprit. Un autre chantre répond simplement : la tige est la Vierge mère de Dieu, la fleur son fils. Suit une explosion d’énergie festive, une des créations les plus étonnantes des premières polyphonies à trois voix.

Le manuscrit est une écriture sur ligne en notation carrée encore peu différenciée dans les durées. Les notes restent cependant groupées en neumes qui ne sont plus le dessin de l’harmonie entre son et souffle.

Nous chantons la version du manuscrit acheté à l’école Notre-Dame par Pierre dit le Goutteux, père de Laurent le Magnifique, qui créa autour de lui la bibliothèque dite Laurentienne de Florence ; il en existe une autre version à Wolfenbütel , dont les valeurs des durées sont plus différenciées.

L’antienne transmise par le chœur soutient l’échafaudage polyphonique, duquel un tactus se dégage, demandé par le grand chantre ; les voix des chantres se mêlent, procédant par mouvements contraires (quand une voix monte, l’autre descend), selon la technique de l’organum : une mélodie connue de tous et étirée à la demande du grand chantre et puis une, deux ou trois voix s'entrecroisant au-dessus, ne cherchant des consonances qu’aux points de jonction, fins de phrase ou de mouvement musical. C’est un exemple parfait de création à partir de la transmission de la mélodie première.

12 - Veni Pater Domine / Veni Sancte Spiritus - Ms Add 27630 ff, 54-55, fol. 5, British Museum, Londres, XVes. en provenance de l’abbaye de Hauterive, Maigrauge. Séquence pour la Pentecôte attribuée à Stefan Langton, XIIIes, procession.

c) Notation musicale mesurée.

La partie inférieure, aussi répétitive que sera la basse obstinée de la chaconne plus tard, permet à la partie supérieure une aisance inattendue, notamment sur les fins de phrase. La diversité des deux textes est quasiment jubilatoire.

 

 

13 - Sanctus Sanans Fragilia, Ms d'Ivrea, fol. 115 – 119. Sanctus tropé, chanté à la chapelle des Papes d’Avignon XIVes.

Au XIVe siècle les meilleurs chanteurs-compositeurs du temps s’y réunissait.

Sur le texte du sanctus chanté tantôt par des solistes tantôt par le chœur, la voix supérieure est lancée dans une louange volubile et passionnée des trois Personnes de l’histoire sainte. Il y a là un art considérable, qui a assimilé les recherches théoriques et les a dépassées dans la jubilation.

 

 

d) Raffinement de recherche d’écriture rythmique. Les hoquets du XIVes.

 

14 - Extrait du Lai de la Fontaine de Guillaume de Machaut (v.1300 - v.1377). BN, Paris Ms 22546, fol 93rv et fol 94rv.

Cette œuvre demande une station à elle seule. Nous sommes dans l’art dit subtilior, à la pointe de la recherche en écriture moderne. Guillaume de Machaut est le plus célèbre poète et musicien du XIVe siècle, un musicien qui a pris soin de ses écrits et compositions en faisant réaliser, de son vivant, deux manuscrits contenant toutes ses œuvres poético-musicales. Le lai est un long poème chanté qui n’est pas liturgique, bien que celui-ci soit une sorte de catéchisme sur la Vierge et la Trinité ; il alterne une strophe à une seule voix avec une strophe à trois voix tout au long du poème. Les strophes à trois sont des caccia (des chasses, c’est-à-dire des canons) une voix pourchassant l’autre ; le rythme est traité en hoquets de l’arabe al=quat (coupé) ; les mots sont donc coupés par des silences rapides, pendant que d’autres voix, parties plus tard et terminant après comme pour un canon, remplissent les silences, souvent à contre-temps. Cette musique tout à fait d’avant-garde à l’époque, séduisait pour sa rapidité, sa virtuosité mais était stigmatisée par le pape Jean XXII pour son côté artificiel, s’éloignant de la liturgie. Il est un fait que nous sommes ici dans la discontinuité, la dislocation du dire.

IV. Equilibre entre écriture et vocalité

Etonnant comment ce XVe siècle, dont le grand Guillaume Dufay, a su retrouver, en particulier pour la musique liturgique, le dire et l’émotion. Le chœur chante tout au long la partie tradition/transmission, l’antienne du Magnificat "voici, je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole". Les solistes chantent le Kyrie avec beaucoup de notes pour peu de mots, un soliste donnant parfois un tactus qui n’est en rien une battue de mesure. (On développera le sens du tactus avec le dernier morceau). Ici le tactus suit l’euphorie du chantre ! Toute cette musique est essentiellement horizontale, chaque partie est soliste au même degré, indispensable, et pourrait quasiment se chanter seule. L’art de Dufay est de les rendre concordantes les unes les autres, pour arriver à une finale parfaitement verticale sur deux textes : Alle-lu-ia chante le chœur, pendant que les solistes les enrobent de Kyrie eleison.

 

15 - Kyrie de la messe Ecce Ancilla Domini de Guillaume Dufay (v. 1400-1474). Bibliothèque royale de Belgique, Ms 5557, fol 50 à fol 61, XVe siècle.

La messe est bâtie sur une antienne à Magnificat traditionnelle du temps de l’Avent.

16 - Ecce Carissimi Dies - Graduel de Bellelay (Ms 18, p.1)

Procession vers le narthex : « préparez-vous afin de voir l’époux immortel et posséder le royaume des Cieux +.

La dernière pièce du concert est chantée dans le narthex :

 

17 - Sicut Cervus, "Psaume XLII mis en Rythme Français" dans une version du XVIe siècle, BM Versailles, Ms Réserve Ms A211. Retour au psaume d’un manuscrit du XVI°s. en langue française. Ce manuscrit composé en 1551 n’a pas adopté la barre de mesure, encore très rare pour la musique vocale

de l’époque.

Le tactus est donné à l’intérieur du cercle des chanteurs, comme il se donnait à l’époque en touchant de la main l’épaule du voisin, ce qui, en même temps, décontracte ! Il ne s’agit pas encore de battre la mesure dont la barre n’existe pas alors, mais de faire sentir le tempo/tactus fondamental .

Parallèlement au tactus de la main, dans les grandes cathédrales ou monastères, le grand chantre (qui portait la crosse et la mitre comme un évêque) pour signaler le tactus, se servait de la crosse, ce qui donna par la suite dans la musique profane le bâton de Lully, pour donner naissance enfin à la baguette du chef d’orchestre. A noter que, traditionnellement, lorsqu’au cours d’un opéra ou d’une symphonie avec chœur, l’orchestre se tait pour faire place à la voix seule, le chef d’orchestre dépose alors sa baguette pour diriger le chœur à main nue.

En complément de programme du concert vous pouvez voir les interviews par Manuella Maury d'Anne-Marie Deschamps, Robert Christe, Mariana Rewerski et Patrice Balter. Cliquer sur Interviews des intervenants


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