Le Chant Médiéval


Anne-Marie Deschamps et Patrice Balter s'entretiennent de la pratique du chant médiéval.


Patrice Balter : Comment en es-tu arrivée, en recourant à la fois à ton travail de musicologue et à ton expérience de chanteuse, à cette pratique du chant médiéval ? L'idée est de décrire aujourd’hui ton parcours.

Anne-Marie Deschamps : Le travail sur le manuscrit de Bellelay arrive en fin de ce parcours, précisément à l’époque où nous avons, moi-même et mes chanteurs, déjà travaillé sur différents manuscrits. Le Graduel de Bellelay demande une expérience étendue, une maturité et du recul.

PB Reprenons-donc ce chemin depuis le moment où tu t'es dit qu'il fallait entreprendre une autre manière d'aborder le chant médiéval. Lorsque tu as commencé à t'y intéresser, dans les années 1970, il y avait d'un côté le monde de la musicologie, de l'autre celui de la pratique vocale, un musicologue était rarement un chanteur et le chanteur se préoccupait peu de musicologie.

AMD Il fallait conjuguer les deux approches. Comment pouvait-on affirmer que le chant médiéval devait être abordé de telle ou telle manière si on n'en faisait pas l'expérience ? Des ponts devaient être établis entre musicologie et pratique vocale, d'où le besoin de former les chanteurs au chant médiéval, de modeler les voix à cet effet. L'idée était surtout d'élaborer cette vocalité du chant médiéval en s'appuyant sur le travail vocal des chanteurs...

PB ...d'autant plus que ta génération n'a pas commencé la pratique du chant par le répertoire médiéval mais par celle de la musique classique et romantique ; en effet, cette génération (voire les suivantes) avait pour habitude d'aborder les musiques anciennes à partir des musiques postérieures. Ce parti pris ne te semblait pas un bon point de vue : de là découle ton deuxième principe,

AMD Oui, il fallait faire la démarche inverse. : partir de la musique du très haut Moyen Âge pour aller vers celle de la fin du Moyen Âge, on pourrait dire du IVème au XIVème siècle. Il fallait essayer de ne pas tenir compte, d'oublier dans la mesure du possible tout ce qui a suivi le chant médiéval, oublier le développement de la musique instrumentale (qui deviendra l'égale de la musique vocale), l'évolution du langage musical, de la notation, des paramètres musicaux, des vocalités postérieures... Cela était possible dans la mesure où la musique médiévale est une école de chant, avec une prédominance du chant sacré sur le profane, de la voix pure sur l'instrument.

PB Cette idée de partir des "origines musicales" me semble une des raisons du nom choisi pour l'ensemble : Venance Fortunat (v.530-609)

AMD ce qui m'intéressait dans ce personnage c'est qu'avant d'être le célèbre évêque de Poitiers, renommé pour la beauté de sa voix, il fut un poète, un chanteur, l'un des premiers compositeurs à qui l'on peut attribuer des chants parvenus jusqu'à nous comme le Vexilla regis.

PB Dans ce choix il y a aussi une question de dates, Venance Fortunat est antérieur à la réforme du chant grégorien, antérieur à la tentative d'homogénéisation, de normalisation de la liturgie et des chants. C'était prendre la musique médiévale extrêmement tôt, au VIème siècle, à un moment où les particularismes, la diversité des styles sont grands,

AMD on ne chantait pas à Milan comme on chantait à Paris...

PB Tu aurais pu aussi choisir un autre musicien célèbre comme Fulbert de Chartres (v.960-1028)

AMD oui mais c'était déjà tardif, et même si j'avais déjà beaucoup travaillé sur Fulbert de Chartres, il fallait remonter plus haut à une époque où le chant était moins établi. Et dans ce sens Venance Fortunat constituait un début possible, cela permettait de remonter plus haut dans le temps.

PB C'est là pour moi un trait caractéristique de ta démarche dans ton travail de musicologue et de chanteuse : voir les singularités, les particularismes, les individualités, mettre l'accent, dans l'étude des manuscrits, davantage sur ce qui est propre, original que sur ce qui est commun,

AMD par exemple, à commencer par le manuscrit de Bellelay qui offre tant de variantes, d'ajouts, de détails singuliers... alors qu'on est à une période de transition dans l'écriture musicale. C'est l'intérêt de ce manuscrit d'être dans une position intermédiaire, de présenter les neumes sur lignes, c'est-à-dire après le stade antérieur des neumes sans lignes placés audessus du texte, et avant la notation carrée postérieure, moins fluide, comme on peut le voir à la page 94 du manuscrit.

PB Revenons à tes débuts dans l'étude du chant médiéval. Il y avait alors des exemples d'interprétations, mais beaucoup moins que de nos jours,

AMD ainsi le chant de l'abbaye de Solesmes. Cette tradition vocale, - qui s'appuie essentiellement sur la notation carrée, plus tardive, postérieure à l'écriture neumatique-, ne permettait pas de tirer tout le bénéfice possible d'une étude des neumes pour savoir comment chanter le plain-chant,

PB d'autant plus que cette notation carrée utilisée aux époques baroque, classique ou romantique s'accompagnait d'une vocalité, d'une manière de chanter contemporaine à chacune de ces époques, à chaque fois différente,

AMD d'où encore une fois la nécessité de revenir aux neumes, avant même l'apparition de la ligne, et a fortiori de la portée musicale telle que nous la connaissons.

PB Quant à la vocalité que tu imaginais, le son que tu entendais, c'étaient avant tout ceux du chant du soliste,

AMD avec une voix pleine, naturelle, sans vibrato, laissant s’épanouir la beauté du timbre ; et cette volonté de cultiver le timbre individuel, la qualité de voix de chaque chanteur...

PB Tout cela relève de tes choix, avec l'objectif de faire avant tout entendre le texte liturgique.

AMD Oui c'est l'essentiel, le texte est primordial, il fallait donc chercher la manière de chanter, qui le donnerait à entendre le plus clairement ; ces monodies épousent les paroles, et c'est la continuité du son, le legato, le fait de chanter sur le souffle qui permet d'articuler les syllabes sans rompre la ligne vocale. Il fallait en somme considérer le lié des neumes et le souffle continu, comme les éléments porteurs du verbe, prendre appui sur les accents toniques des mots latins particulièrement accentués. Les neumes : gestes graphiques du souffle en voix, en sons.

PB Ce son qu'on vient de décrire, si clair en toi-même, tu l'entendais avant d'avoir les chanteurs pour l’interpréter. C'est toute ta démarche qui naît du son entendu intérieurement et qu'il s'agira d'élaborer avec les voix des chanteurs. Ainsi en est-il du legato...

AMD ...oui tout vient de la neumatique qui demande de lier un neume à un autre. À partir du moment où le texte est primordial la meilleure façon de le faire entendre est de globaliser, de lier, de chanter legato, d'un souffle continu et, dans cette continuité, d'articuler délicatement l’une à l’autre les syllabes, sans pour autant rompre le cours du chant.

PB Le sens du texte entraîne la conduite du son. Si on veut faire entendre le texte, il faut rester sur le souffle continu et articuler le texte par-dessus,

AMD ainsi, les ornements, pas plus que les syllabes, ne gênent cette conduite.

PB c'est donc ton expérience de chanteuse, le fait d'avoir beaucoup écouté et pratiqué des musiques d'autres styles recourant à des vocalités très diverses qui t'a conduite à penser que les choses devaient se chanter ainsi,

AMD c'est justement le bénéfice de cette expérience d'avoir chanté beaucoup de musiques diverses. C'est là un point où mon parcours peut diverger de celui d'un musicologue ne recourant pas à cette pratique vocale diversifiée. Mais tous les styles de chant ne m'ont pas servie de la même manière dans ma démarche médiévale ; il est certain par exemple que le romantique m'a beaucoup plus aidé que le baroque pour explorer ce que pouvait être une vocalité médiévale. Le chant baroque, alternant dans la conduite du son les appuis et les relâchements, n'allait pas dans le sens d'un son conduit, soutenu, sans relâchements, et, en ce sens, la conduite de chant du bel canto romantique pouvait être une manière pas si lointaine d'approcher le chant du XIIème par exemple.

PB On en vient à parler plus précisément de paramètres vocaux : son legato, tenu/soutenu, droit... qui relèvent autant de tes choix personnels que de l'analyse musicologique. Ce dont on s'aperçoit également c'est qu'il faut redéfinir certains paramètres musicaux : ainsi de ce qu'on appellera, plusieurs siècles plus tard, le tempo, terme anachronique pour l'époque. Pour simplifier : quelle doit être la vitesse de la monodie que l'on va chanter, en sachant que c'est forcément fluctuant, qu'il n'y a pas de tactus, pas de rythme arithmétique, de barres de mesures, d'indications de tempo.

AMD Toutefois il faudra bien décider si l’on doit prendre le chant plus ou moins vite, mais cela ne sera pas mesurable, quantifiable, ce sera variable. C'est le côté plaisant, que la marge de manoeuvres, pour ainsi dire, soit ample, à l'inverse de musiques postérieures, plus "écrites", plus "notées" et laissant de fait moins de possibilités d’interprétations au chanteur.

PB Cela explique combien il est difficile de reproduire à l'identique l’interprétation d'une monodie, vu que beaucoup de paramètres ne sont pas mesurables, quantifiables. Il existe bien des paramètres de durée à l’époque médiévale : des longues, des brèves et il y a moyen de signifier qu'un neume doit être tenu plus longtemps ou inversement. En revanche il n'y a pas de ronde, de blanche, de noire... ce n'est qu'à partir de la fin du Moyen Âge que se mettront en place des équivalences rythmiques mathématiques.

AMD Il n'y a pas de tactus à frapper comme il n'y a pas de barres de mesure. Les brèves et les longues ne se mesurent pas avec précision. Le barème, l'échelon, c'est le souffle. La durée du souffle permet de lier les neumes, en se basant sur la durée du souffle de chaque chanteur, c'est là l'unité de longueur. Il faut considérer, pour un chanteur donné, les possibilités de son souffle par rapport au phrasé. Dans les monastères c'était le rôle des grands chantres de déterminer par exemple la rapidité de déroulement des neumes ; il ne faut pas oublier que les chanteurs chantaient beaucoup par coeur.

PB oui, on imagine en effet toujours ces chants comme une tradition qui se reproduirait à l'identique de lieu en lieu et d'année en année ; or la réalité vocale est autre. L'interprétation est forcément mouvante, évolutive, elle se déplace d'autant plus qu'on ne peut en noter, en fixer que peu de choses. Les neumes sont le principal élément d'interprétation...

AMD ...le rôle du scripteur est de rendre lisible le plus clairement possible le chant des neumes, mais cela n'empêche pas les variantes d'un manuscrit à l'autre pour une même pièce, selon les lieux, les époques. Le manuscrit de Bellelay offre lui beaucoup de variantes pour un répertoire connu par ailleurs, c'est un de ses attraits majeurs.

PB Un des grands plaisirs de chanter ce répertoire est de s'intéresser aux variantes, ajouts, modifications de pièces connues, tout cela reflétant bien entendu que tous les monastères n'avaient pas à leur disposition des chantres de même niveau.

AMD Ça me semble évident qu'un grand chantre avait aussi en vue d'ajouter des variantes, ce qui peut expliquer aussi les divergences d'un manuscrit à l'autre.

PB Tu es donc partie de l'étude des manuscrits, mais ensuite il fallait savoir quel support les chanteurs allaient avoir pour chanter : chanter en déchiffrant une reproduction du manuscrit, donc lire les neumes ? Fallait-il concevoir un procédé de transcription des neumes et "amener" vers notre temps la lecture des monodies médiévales, en donner une lecture plus fluide pour notre époque ? Se posait alors la question du comment transcrire ? Tu as choisi de transcrire le chant neumé en revenant régulièrement au manuscrit, c’est-à-dire des allers-retours entre transcriptions et manuscrits.

AMD Il fallait trouver une manière de transcrire pour notre temps. Or, précisément, la musique contemporaine que j'écoutais, que je lisais, offrait des recherches inédites sur lamanière d'écrire la musique, de la transcrire. C'était aussi l'époque d'une recherche musicale avec d’autres outils que ceux utilisés traditionnellement.

PB Tu m'as parlé de l'influence en effet de compositeurs comme André Boucourechliev,

AMD certaines de ses partitions présentaient une écriture très graphique, dégageant des possibilités que le recours aux moyens traditionnels du solfège ne permettait pas. Je pense que le recours à la ligne dessinée pour évoquer la ligne sonore m'a aidée à imaginer une écriture très graphique pour transcrire. Je ne pouvais recourir au solfège habituel pour transcrire les neumes, ce qui aurait donné des non-sens absolus comme mettre des barres de mesures, déterminer des valeurs précises... rigidifier ce qui par nature est souple. D'où l'idée du dessin de la ligne vocale, sur une portée habituelle, en grossissant les notes plus longues, en amenuisant les brèves, en liant ou séparant les neumes, en faisant très attention à ce qui est lié et à ce qui ne l'est pas, ce qui est répercuté, glissé, orné, nasalisé etc.

PB et tu transcris les ornements...

AMD oui, ils sont dans les manuscrits et ils apparaissent dans la transcription avec la manière de les chanter.

PB Autre paramètre que tu transcris : les hauteurs, c'est un choix que tu as souvent fait, de transposer la monodie en pensant que cela sonnera mieux plus bas ou plus haut.

AMD Il n'est pas dit qu'ils chantaient aux hauteurs écrites sur le manuscrit. Ainsi il m'arrive de transposer vers l'aigu ou le grave, ceci dans le dessein de s'adapter au chanteur, de lui faire chanter la phrase là où cela sonnera le mieux dans sa voix et où le texte sera le mieux perçu. Ainsi le Deus Meus du manuscrit de Bellelay, je l'ai monté d'une quinte, ce qui vocalement permet de mieux tenir le souffle de cette très longue vocalise. Je transcris toujours pour des voix que je connais précisément, en adaptant la hauteur pour chaque chanteur, et en tenant compte de son souffle. Car le sens de cette très longue vocalise c'est d'aller aussi loin que possible dans le souffle du chanteur, pour qu’il ne respire pas au milieu de la vocalise. On peut tout à fait supposer que l'idée de cette longueur extrême de la phrase est venue suite à l'expérience d'un grand chantre qui possédait la durée de souffle nécessaire.

PB En parlant de la hauteur choisie on en vient à la question des intervalles. Ton expérience de formation musicale, comme c'est le cas pour une grande majorité des chanteurs, c'est des intervalles tempérés.

AMD Oui je suis partie de la pratique du piano et donc de l'écoute d'intervalles tempérés,

PB dans ta façon de chanter dans les différents modes médiévaux tu t'écartes assez peu du tempérament sauf pour la partie des ornements où tu peux recourir par exemple à des demitons hauts, des notes soulevées, des micro-intervalles, je pense aux répercussions de notes, la deuxième étant prise par en dessous...

AMD ...et le fait de glisser d'un son à un autre peut offrir une autre écoute de la notion d'intervalles, comme pour les ornements assez peu articulés et très glissés n'interrompant pas la ligne. Le son glissé permet de mettre le texte en avant, au contraire de la surarticulation qui en rompant la ligne de chant rompt aussi le phrasé et le déroulement du verbe. C'est le souffle continu qui porte le verbe.

PB Par ailleurs il y a un rapport entre le choix de garder le tempérament et de préférer une vocalité somme toute classique, correspondant à la musique savante occidentale

AMD il s'agissait bien à l'époque de chant "savant" médiéval.

PB De fait tu n'as jamais opté, en ce qui concerne le médiéval, pour une technique de chant populaire, ethnique ou bien fait appel à des cultures musicales différentes, aux émissions vocales non "classiques", ce qui aurait d'ailleurs changé, pour le moins, la perception des intervalles

AMD La question de la justesse est aussi liée à celle du phrasé ; ce qui primait c'était le phrasé, la primauté du verbe et c'est à partir du phrasé que se comprend la justesse.

PB Pour en revenir à la question des hauteurs, tu as choisi de faire tes transcriptions en utilisant les clés de sol et de fa 4ème, tu n'as pas repris les autres clés utilisées dans les manuscrits.

AMD Il est vrai que la portée de 4 lignes (il arrive même qu'il y ait une 5ème ligne dans le manuscrit de Bellelay) obligeait le recours aux clés d'ut pour arriver à faire tenir les intervalles. Mon choix pour la transcription est d'amener ce chant médiéval vers notre temps et "notre solfège".

PB Ainsi en posant le principe qu'en suivant la graphie du dessin on entend une ligne sonore, tu établis un parallèle entre le dessin visuel et une arabesque sonore : passer de la ligne du dessin à la ligne du chant. C'est absolument, comme tu aimes le dire, le médiéval au présent. C'est aussi faire de la transcription une interprétation avancée des neumes, c'est bien plus qu'une équivalence ; ce que tu as entendu dans le manuscrit est rendu lisible par ton dessin, d'où une plus grande facilité à globaliser la ligne vocale à partir de ta transcription,

AMD ce qui procure au chanteur une grande liberté vocale. En revenant encore une fois au Deus Meus on s'aperçoit que ce chant est conçu pour soliste, que le chanter à plusieurs voix est périlleux, et peut-être moins intéressant. Mais par ailleurs l'ensemble Venance Fortunat a choisi d'alterner chants du soliste et chants d'ensemble, qu'il s'agisse de voix masculines ou féminines.

PB Car c'est là aussi l'un de tes choix, pas facile à assumer, un ensemble à voix mixtes,

AMD mon idée était de rendre cette musique accessible à tout le monde, et comme il s'avère qu'il y a davantage de manuscrits de monastères masculins que féminins, j'ai fait ce choix, tout au moins au début de l'ensemble, qui allait à l'encontre de la musicologie ; je n'ai jamais voulu imiter le monastère, n'étant pas nonne mais ayant passé beaucoup de temps à les écouter.

PB Par la suite tu as plutôt conservé la mixité pour les polyphonies. Mais au début ton répertoire, plus ancien, était essentiellement la monodie, beaucoup de concerts ne comportaient que des monodies. Au fur et à mesure que l'ensemble avançait dans le temps, le répertoire s'élargissait et s'orientait vers les musiques de la fin du Moyen Âge, celles des XIVème et XVème, et du coup l'importance de la polyphonie est allée croissante. Je pense en particulier aux somptueuses polyphonies de la chapelle des papes à Avignon. C'est comme si l'évolution de l'ensemble suivait le parcours de l'évolution de la musique d'un siècle à l'autre,

AMD c'est avec l'étude du manuscrit de Bellelay qu'il y a eu plus tard un retour à la monodie.

PB De fait je dirais que le travail fait sur les monodies a été bénéfique pour les polyphonies. J'ai l'impression que tu as toujours conçu les polyphonies médiévales comme une superposition de monodies,

AMD le travail polyphonique se fait horizontalement, il ne s'agissait pas d'entendre des accords verticaux comme dans les siècles postérieurs où la polyphonie s'entend tout autant harmoniquement. Cela développe une autre écoute

PB on a pu chanter des polyphonies "horizontalement", en privilégiant la linéarité, grâce à notre travail précédent sur les monodies.

AMD On retrouve d'ailleurs çà souvent en musique contemporaine, cette primauté de l'horizontal sur le vertical. Il faut mettre entre parenthèses l'expérience des musiques classique et romantique, les notions d'accords et d'harmonie. De ce fait, ces polyphonies médiévales chantées ainsi offrent une grande souplesse rythmique d'une ligne à l'autre. Elles sont beaucoup plus proches de la parole que du solfège.

PB Pour chanter ces polyphonies des XIIIème ou XIVème par exemple, il faut "oublier" la manière de chanter les polyphonies de la Renaissance, postérieures, mais repartir du chant monodique antérieur des XIème et XIIème

AMD d'ailleurs, par exemple, il est tout à fait possible de chanter séparément chaque voix, d'un motet du XIIIème, car elles sont autonomes, indépendantes. On peut chanter ainsi la teneur liturgique en latin puis ajouter une monodie profane en français, puis une deuxième etc., on comprend bien le sens de l'indépendance des voix et le caractère horizontal, linéaire de chacune d'entre elles. C'est la ligne de l'individu qui prime sur l'ensemble, la perception claire des différents textes qui prime sur celle des accords ; et il ne faut pas perdre de vue que c'est la teneur liturgique qui, dans le motet, doit être au premier plan sonore.

PB Pour savoir comment chanter ces motets du XIIIème on ne pouvait donc recourir à aucun modèle, que ce soit une polyphonie de la Renaissance, un choral protestant ou un choeur romantique ; au contraire, il fallait mettre de côté l'expérience vocale de ces musiques postérieures.

AMD Il fallait partir de ce qui avait précédé ces polyphonies.

PB Inversement, je pourrais dire que tu as souvent entendu les monodies comme des polyphonies, je pense au fait d'ajouter une voix de teneur sous la monodie du soliste afin de procurer une écoute polyphonique.

AMD Dans certaines acoustiques difficiles, peu ou mal réverbérantes, l'ajout d'une teneur (chantée au besoin par plusieurs personnes) sous la monodie permet une écoute plus claire et un chant plus aisé pour le soliste. Ça habille la résonance de l'église. De la sorte, il est plus facile de chanter la monodie à pleine voix s'il y a une teneur qui soutient, ce qui offre une grande liberté vocale,

PB il est vrai que, tous les paramètres nous paraissent ainsi plus déployés.

AMD À l'écoute, pour le public, la monodie s’entend autrement, plus chaleureuse.

PB En parlant d'acoustique, on en vient à l'architecture...

AMD On ne peut en effet chanter de la même façon dans deux architectures différentes, dans des églises dont chacune a sa manière propre de répondre au son de la voix humaine. Et la première chose que l'on fait en entrant dans une église où l'on va chanter ultérieurement, c'est de faire sonner le lieu, de tester les emplacements pour rechercher la meilleure acoustique, les endroits qui sonnent...

PB on intègre cette recherche dans le concert avec le fait de se déplacer dans l'église selon les divers chants, si l'on veut une mise en espace, et bien sûr, pour l'auditeur il y a également le plaisir de voir évoluer les chanteurs dans l'espace, mais l'objectif est en premier lieu acoustique, donc musical.

AMD D'ailleurs dans les liturgies anciennes il y avait des déplacements, des processions, des conduits qui se faisaient dans l'église en chantant.

PB Tu as développé ces déplacements quitte parfois à chanter alors qu'on n'était plus en vue, ou bien en étant de dos, derrière le public, en haut de la tribune, en se répondant de chanteur à chanteur depuis divers endroits de l'espace...

AMD avec l'objectif de toujours favoriser le chant, et dans le chant mettre au premier plan le verbe. C'est toujours cette primauté du texte qui détermine d'un point de vue acoustique le meilleur endroit pour le faire entendre. De la configuration architecturale on peut déduire beaucoup d'aspects de la vocalité à adopter. Cela a toujours été pour moi une évidence : de l'architecture naît la vocalité qui lui correspond.


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