Don Giovanni : version de Vienne

Drame de l'Ab-surde

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Témoignage de Mélanie Lévy-Thiébaut, cheffe d’orchestre

L’élaboration de « ce » Don Giovanni fut un échange de chaque jour entre Anne-Marie Deschamps metteur en scène, le Docteur Robert Christe, producteur de cet opéra et moi-même, chef d’orchestre. Sans relâche nous nous interrogions :

« Que dit la Musique ? ».

Si par moment le livret utilise des subterfuges, des petites drôleries, la musique, elle, ne ment pas, ne triche pas. La Musique dit le désarroi des personnages, leurs peurs, raconte l’abîme dans lequel sombre l’âme et où l’être disparaît dans une sorte de suicide déguisé.

Tous trois, nous les avons suivis, ces personnages, bousculés dans leurs habitudes, aimés, aidés et révélés à eux-mêmes.

Tout était nouveau pour les chanteurs, comme pour l’orchestre disposé en gradins sur la scène, instrumentistes frôlés au passage de solistes faisant des allers-retours sur l’escalier central et qui, fréquemment, chantaient dans le dos du chef d’orchestre. Telle était la mise en scène d’Anne-Marie Deschamps, dans ce lieu peu banal : l’ancienne église des Jésuites à Porrentruy.

Grâce à Anne-Marie Deschamps, j’ai pu rester quelque temps, seule, avec le fac-similé de la partition de Mozart (manuscrit n° 1548) à la Bibliothèque Nationale de France. Les larmes aux yeux, je vis par l’écriture de Mozart, !que dis-je ! par cette merveilleuse calligraphie, si fervente et si fluide, que nous étions sur le bon chemin.

 

Robert Christe nous entraînait dans une quête de sens et je voulais que tous puissent y participer, la vivre. Il me paraissait indispensable que tous ces personnages s’accrochent à une infinitude de l’être, certes absurde, qu’ils croient en cette immortalité, foi dont seuls les adolescents ont le secret. Je décidais alors, avec l’approbation immédiate d’Anne-Marie Deschamps et de Robert Christe, de déplacer l’Ouverture afin de ne pas laisser présager la fin du drame dès le commencement.

Par sa tonalité de Ré mineur, tragique, le thème de la mort du commandeur retentit avant l’heure, telle une chronique d’une mort annoncée. En outre, je restais persuadée que Mozart aurait consenti à cette rocade, puisqu’il avait écrit cette ouverture au dernier moment sans préméditation dramaturgique. En faisant cela je pensais changer le destin des personnages et que le spectateur y croie avec moi.

Mais ce que je n’avais pas prévu, c’est que cette modification allait donner la part belle à Leporello. Il commençait le spectacle, point de musique avant son air, et ceci allait lui donner une importance extraordinaire. De valet il devenait marionnettiste, fil rouge et même manipulateur. Il était “Celui qui sait”.

Anne-Marie Deschamps dut alors prévoir une mise en scène pour l’Ouverture, fait rare, puisque la plupart du temps les ouvertures se jouent rideau fermé. Elle eut l’idée ingénieuse de « jouer » la rumeur. Des grappes de gens passaient en courant en murmurant et nous devinions qu’ils disaient : « Quelqu’un est mort ? - Savez-vous ce qui s’est passé ? - Il paraît que c’est le Commandeur - Donna Anna a crié … »

Chaque personnage allait avoir son destin propre et avancer seul sur sa ligne de vie. Seuls, oscillant entre un Ré majeur tendu vers des possibles et un Ré mineur abyssal, Ré mineur, tonalité également du Requiem.

L’action dramatique, manifestée théâtralement plus spécifiquement par les récitatifs, tente de créer un lien entre les personnages. Par ces échanges, quasi parlés des récitatifs, les personnages se confrontent, s’interpellent, se rencontrent. Mozart utilise un procédé étonnant pour cela, il va commencer tous les récitatifs de Don Giovanni par un accord de sixte. Accord de sixte qui est le premier renversement de l’accord fondamental, lequel, déstabilisé va faire vaciller mais va aussi donner la possibilité d’une ouverture. Cet accord ne conclut pas mais ouvre: il est une porte de discussion possible. Puis les récitatifs disparaissent petit à petit laissant la place au final dramatique.

Nous avons tous, chanteurs, musiciens et chef d’orchestre, ressenti ce défi que chaque personnage provoquait. Nous étions nous-mêmes tous en prise de rôle, c’est-à-dire que c’était notre premier opéra dans ces conditions. Moi-même passant du podium du chef d’orchestre au siège du claveciniste, je devenais, au clavecin, partie prenante des décisions des personnages, retrouvant ensuite une distance au pupitre de chef d’orchestre.

L’émotion fut si grande, l’expérience si inédite, que nous avons tous mis du temps à retrouver la réalité du métier. C’est sans doute pour cela qu’il a fallu tellement de temps, 15 années, pour redécouvrir ce film si vivant qui véhicule tant d’urgence, d’actualité : on y sent une sorte de fureur de vivre.

Pour ma part, et ce, grâce à Robert Christe et à Marie-Madeleine Christe, qui m’a appris tant de choses sur le langage, j’ai continué mes recherches en me posant toujours cette question :

« Que dit la Musique ? »

Mélanie Levy-Thiébaut, mars 2020

Don Giovanni

 

Présentation de Robert Christe pour la mise en scène de la version de Prague en février 2007

●●● une double mort intro­duit et termine ce « dramma giocoso in due atti »,

lui donnant l’at­mo­s­phère lugu­bre de son fond, dans la pénom­bre d’un jour qui ne se lèvera pas. La première est celle du Comman­deur lors du duel auquel il a provo­qué Don Giovanni et la décou­verte par sa fille Donna Anna de son corps gisant sur scène à la vue de tous. C’est une mort tangi­ble, faisant partie de la réalité mondaine et de son temps ; on peut en faire le deuil et avoir avec elle un rapport que l’on dit authen­ti­que. Le masque en est une figure. La dernière est insai­sissa­ble, inac­ces­si­ble, sans terme et sans histoire, une mort qui ne m’ar­rive pas, à quoi je ne puis penser avec sérieux, avec laquelle il n’y a aucun rapport possi­ble, ni déci­sion, ni accep­ta­tion, ni évite­ment, une mort en dehors de moi, où je ne suis plus moi-même (Maurice Blan­chot, L’Espace littéraire). Cet événe­ment, néga­tion de lui-même, se mani­feste dans une angoisse terri­fi­ante origi­nelle, inef­fa­ble, déper­son­na­li­sante et disso­ci­ante. Son expres­sion peut en être l’image d’un visage dislo­qué, dont les parties n’ar­ri­vent pas à s’ac­cor­der dans un tout, l’une deven­ant le retour­ne­ment de l’au­tre, dépourvu de toute signi­fiance et absurde: Don Giovanni s’ef­fondre, s’effrite et dispa­raît avec le feu-même dans lequel il se consume et se néan­tise. Seule l’in­ter­préta­tion musi­cale de l’œu­vre dans un cadre suffi­sam­ment sobre ouvrant à une parti­ci­pa­tion proche du public parvient à subju­guer une perple­xité anxieuse pouvant aller jusqu’à l’in­quiétante étran­geté destruc­tu­rante du spec­ta­teur tout en ampli­fi­ant son émotion.

C’est aussi l’in­ter­préta­tion musi­cale qui nous permet de comprendre intui­ti­ve­ment et d’ar­ti­cu­ler les points déci­sifs du mouve­ment de cette œuvre: elle entremêle constam­ment différents plans disso­nants, tragi­que, comi­que, burles­que, où l’on a de la peine à se retrou­ver.

La bonne humeur perpé­tu­elle de Don Giovanni, sa fami­lia­rité exagérée, son agita­tion exubérante toujours en préces­sion sur le temps qui arrive, sa quête infa­ti­gable de nouvel­les conquêtes ne lui laissant aucun indice permet­tant de les distin­guer dès qu’il les retrouve dans d’au­tres situa­ti­ons signent sa déme­s­ure: inca­pa­ble d’in­s­cr­ire ses faits et gestes dans une histoire person­nelle, il reste étran­ger à toute idée de souci de l’au­tre comme de lui-même, imprévoyant, criant la liberté dans laquelle il reste abso­lu­ment soli­taire, mais profon­dé­ment destruc­trice de son entou­rage.

La raison profonde d’une telle outrance échappe aux inter­préta­ti­ons et aux expli­ca­ti­ons véhi­culées par le langage. Elle doit être d’une nature bien parti­cu­lière puis­que Lepo­rello, valet de Don Giovanni, en dépit de l’in­tel­li­gence et de la soup­lesse qu’il met à se plier aux extra­va­gan­ces de son maître, échoue dans toutes ses tenta­ti­ves d’y mettre quel­ques limi­tes, même quand il recourt au langage commer­cial écrit pour fixer dans un cata­logue un repère des aven­tu­res de Don Giovanni!

Quelle est la nature de la persévéra­tion de Donna Elivira, grave­ment dépres­sive, la dame noble qu’il vient de séduire et d’aban­don­ner aussitôt, dans la passion inal­té­ra­ble qu’elle lui porte, ne pouvant se déta­cher de son passé, aveuglée au point de ne pas recon­naître la dupe­rie dans laquelle elle est entrainée, et ne se rend­ant pas compte que la voix – élément d’iden­ti­fi­ca­tion s’il en est ! – de celui qui l’écon­duit est une masca­rade de celle de son amant…

Comment comprendre les parti­cu­la­rités des deux coup­les de fian­cés, le couple paysan de Zerline et Masetto, et le couple de nobles, Donna Anna et Don Otta­vio, impli­qués dans la dyna­mi­que de l’ac­tion de cet opéra-bouffe?

Zerline, la petite paysanne qui s’est laissée séduire le jour de ses noces décou­vre soudain le gouf­fre effroya­ble qu’est le regard de Don Giovanni quand elle lui arra­che son masque au cours du bal alors qu’il cher­che à l’em­me­ner à l’écart. Elle ne voit d’is­sue à son angoisse qu’en appelant dése­spéré­ment au secours les parti­ci­pants au bal et en se joignant à eux.

Donna Anna, soute­nue par l’amour réservé que lui donne Otta­vio peut se libé­rer du trau­ma­tisme dont elle a été la victime lors de son agres­sion par Don Giovanni: l’idée de se venger s’éloigne de son esprit, elle demande que ce mons­tre débridé soit enfin enchaîné afin qu’elle ait le temps de faire le deuil de son père. Elle mont­rerait par là son chemin de la mesure humaine que le temps pour­rait lui donner par son histo­ri­sa­tion.

Comment ne pas voir dans ces quel­ques traits, et dans bien d’au­tres, ceux de l’être humain voué au monde contem­po­rain menacé par une ruine du sens profond de toute expres­sion, saturé d’in­for­ma­ti­ons et de moyens de commu­ni­ca­tion inon­dant tous ses sens et où il devient très diffi­cile de s’en­tendre? Devenu inca­pa­ble de rencon­t­rer l’Au­tre, son prochain, ne lui reste-il plus qu’à s’im­mer­ger davan­tage dans une débau­che de sensa­ti­ons et de s’en­ga­ger dans une hype­rac­ti­vité sans véri­ta­ble but, de tomber dans l’hu­mour noir, «poli­tesse du dése­spoir», mais plus grave encore dans la déri­sion et le burles­que, autre­ment dit de jouer au fou d’une manière si exces­sive que l’on en devient soi-même vrai­ment fou? Ici encore, seule l’œu­vre musi­cale, le chant essen­ti­el­le­ment, se montre à même de nous éviter une issue aussi fatale.

Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, cet être en disso­lu­tion et dissolu, évoque alors les liens immé­di­ats avec la dépres­sion exis­ten­ti­elle originaire et la psychose. Si ce qui est repré­senté sur scène ne peut en aucun cas être assi­milé à ce qui se passe en clini­que, ces deux appro­ches peuvent cepen­dant s’éclai­rer mutu­el­le­ment d’une manière remar­qua­ble en établissant un lien profond entre la place que doit occu­per l’œu­vre d’art authen­ti­que, la musi­que en premier lieu, dans l’épreuve et la compréhen­sion de la souf­france humaine. C’est une des raisons qui nous a conduit à pour­sui­vre notre expéri­ence, cette fois-ci dans des condi­ti­ons aussi proches que possi­ble de celles de la créa­tion de cet opéra le 27 octo­bre 1787 à Prague.

Robert Christe, février 2007


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